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Giono le Pacifique

Nous sommes en 1937 : Jean Giono vient de publier Refus d’obéissance. Pour le journal La Flèche de Paris, la journaliste Marguerite Jouve rencontrait le romancier, chez lui, à Manosque.

 

Dès qu’on arrive à Manosque, le patron de l’hôtel se hâte de vous demander :

« Vous connaissez Giono ?

— Non.

— Alors, vous venez pour le connaître. »

 

Vous entrez dans la boutique aux journaux et la marchande vous dit :

« C’est dommage, vous arriviez deux minutes plus tôt et vous trouviez Monsieur Giono. »

 

On aperçoit une silhouette puissante qui, balançant les plis rougeâtres d’une cape de bure, descend le boulevard, et le garçon de café, qui vous apporte votre demi, présente :

« Voilà Jean Giono. »

 

Car Manosque, avec une humilité ravissante, n’imagine pas que l’on puisse venir pour elle, pour ses vieilles portes, pour ses ruelles sinueuses, pour sa campagne fleurie et pétrifiée. Elle a concrétisé tous ses titres de fierté et de gloire dans le plus glorieux de ses enfants.

 

C’est un peu comme un prince débonnaire – tutoyé par beaucoup, aimé par tous – que Giono vit dans sa bonne ville. Dans sa famille, au milieu de ses « femmes » – sa vieille maman, sa belle-mère, Mme Giono, leurs deux petites filles, Césarine la servante – il me fait penser à un jeune patriarche. Autour de lui se referme étroitement sa maison qu’il a construite par morceaux, au fur et à mesure de ses besoins et de ses moyens, comme ces animaux marins qui élaborent petit à petit leur carapace. Et c’est pourquoi, bien que totalement dépourvue de toute espèce de prétentions, même de prétentions rustiques, cette maison est touchante et d’apparence si humaine.

 

S’il s’assied dans son fauteuil, derrière sa table de travail, Giono se carre largement. Devant lui, ouvert bien à plat, le manuscrit auquel il travaille : les lignes s’étalent parfaitement droites ; la marge est large et nette ; les ratures peu nombreuses et faites de traits précis qui dessinent un rectangle noir, bien propre, dans la phrase. Entre l’aspect de Giono et l’aspect de son manuscrit, il existe une ressemblance profonde, une harmonie révélatrice. Tout cela est bien solide, bien d’aplomb.

 

Sans doute, aucun poète n’a-t-il marché sur la terre avec des pieds plus assurés. C’est pourquoi avec lui la conversation comporte fort peu de mots à majuscules. Mais on y peut cueillir, pêle-mêle avec toutes les fleurs de montagne, la recette du bœuf en daube, la description du marché aux cocons, avant la guerre, ou le portrait de cet ermite qui soufflait dans sa trompe pour annoncer aux populations la venue de l’orage, et qu’un inconnu assassina.

 

Pourtant nul mieux que Giono n’est à son aise lorsqu’il s’approche des grandes entités. S’il parle de la vie et de la mort, on sent très bien qu’il poursuit avec ces deux dames – dont on ne sait laquelle est la plus terrible et la plus secrète – un commerce assidu et familier. S’il parle de la paix, on devine tout de suite qu’il l’aime non comme une grande espérance mais comme une créature réelle dont ses mains ont mesuré le contour et la densité, sa bouche éprouvé la saveur.

 

Elle est devenue, du reste, son grand tourment parce que tout la menace. Il la défend comme il peut, avec ses armes à lui, qui sont les naïves armes de « Jean Le Bleu ». À plusieurs reprises, il me dira, avec une sorte de violence :

« Je sais bien que ma position est illogique, presque intenable. Mon contradicteur a trop facilement raison avec moi. Pourtant, pour rien au monde, on ne me ferait parler autrement que je ne le fais. »

 

À un autre moment, il précisera :

« J’ai composé Refus d’obéissance avec des fragments non publiés du Grand Troupeau, auxquels j’ai ajouté une préface écrite spécialement. Si j’avais attendu plus longtemps, j’aurais pu donner un ouvrage plus complet, plus fouillé. Mais je sentais l’idéologie guerrière gagner du terrain partout, dans tous les partis, tous les hommes. Il fallait faire un geste, le faire très vite. C’est pourquoi, sans attendre, j’ai publié ce petit livre. Il vaut ce qu’il vaut… L’important est ceci : moi Giono, je dis au monde : “S’il éclate une autre guerre, je refuse d’obéir à mon ordre de mobilisation, je ne partirai pas, je ne partirai pas ! Que tous ceux qui veulent faire comme moi se comptent, qu’ils se groupent. Nous formerons peut-être un bloc invincible. Est-ce qu’il existe des hommes qui ont percé ce monstrueux mensonge qu’est la guerre ?” Cette horrible cochonnerie qu’est la guerre… J’ai écrit sur elle, j’écrirai encore. Je veux démasquer le prétendu héroïsme des gens qui meurent au champ d’honneur. À la guerre, je n’ai pas vu de héros, je n’ai vu que des gens qui avaient peur… Voyez-vous, je refuse de partir parce que j’ai peur, là, tout simplement une peur effroyable. »

 

Moi qui reviens d’Espagne, qui suis encore toute nourrie du spectacle héroïque de tout un peuple dressé, j’objecte :

« Cet argument ne me paraît pas suffisant contre la guerre. Car beaucoup pourront légitimement vous répondre sans vanité et sans mensonge : “Moi, je n’ai pas peur, du moins pas autant et pas ainsi.”

— Oui, bien sûr, les garçons qui n’ont pas fait la guerre, ceux qui ne savent pas. Quand je leur conte certains épisodes de la grande boucherie, ils me regardent en souriant, en branlant la tête. Ils croient que j’exagère, parce que je suis poète. Mais les anciens combattants, ceux qui se souviennent, ne marcheront pas. »

 

Je fais encore une objection :

« Peut-être vous trompez-vous en comptant beaucoup là-dessus. Dans les rangs de la brigade internationale, j’ai vu beaucoup d’anciens combattants : Français, Belges, Italiens, Allemands. C’étaient les plus enthousiastes et les plus vaillants.

— Oui, rêve Giono, mais ce n’est plus tout à fait la même chose… Ceux-là se battent volontairement et savent pourquoi. C’est l’idéal dont ils se réclament qui est en jeu, bien que… »

 

Et dès lors voici que sa violence le reprend, sa main fine serre le fourneau de sa pipe éteinte :

Finalement, ce seront toujours les mêmes qui mourront et toujours les mêmes qui profiteront

« … bien que si une autre guerre éclatait, on ne nous servirait plus les mêmes bobards qu’autrefois. Le patriotisme à la Déroulède a fait son temps. On n’oserait même plus trop prononcer le mot de patrie. Mais on nous prendra par un autre biais. On nous demandera d’aller nous battre pour une idée, pour un parti. Nous en avons probablement fini, du moins en ce qui concerne la France, avec les guerres impérialistes, mais nous sommes mûrs pour les croisades. Et, finalement, ce seront toujours les mêmes qui mourront et toujours les mêmes qui profiteront. C’est pourquoi je le répète, je le crie sur tous les toits : quel que soit le prétexte sous lequel on m’en donne l’ordre, je ne partirai pas, je refuse d’obéir… Seulement, il faut que ce geste ait une valeur d’exemple, donc il faut lui donner la plus vaste publicité. J’ai décidé que sitôt reçu mon fascicule de mobilisation, je monterai à Paris. Là, je m’unirai aux quelques amis, écrivains, artistes, qui ont décidé de partager mon aventure et nous nous enfermerons dans un immeuble quelconque, le mieux placé, le plus en vue possible. Nous refuserions de le quitter, nous nous laisserions assiéger, tuer s’il le faut. »

 

Vous comprenez n’est-ce pas ? qu’il est tout à fait superflu de faire remarquer à Giono que, ce faisant, il court au-devant d’un danger bien plus grand et bien plus certain que celui qu’aurait à affronter, sous l’habit militaire, un écrivain de son âge et de sa notoriété. Il suffit de regarder les yeux purs de Jean-Le-Bleu pour comprendre que cet homme, qui parle presque avec forfanterie de sa peur, doit être capable d’étonnants courages.

 

Ce jour-là, Germaine Decaris était assise avec moi dans le petit bureau mirador d’où, par deux fenêtres, on voit Manosque, la Durance, les collines porteuses d’oliviers et les nuages nés de la mer. À nous trois, nous nous renvoyions les mots « paix » et « guerre » comme des balles hérissées de piquants auxquelles on ne peut plus toucher sans se blesser un peu. Mais par-dessous le romantisme des paroles, Decaris, en bonne journaliste, cherchait à extraire la valeur pratique de notre entretien, la solution concrète que l’on pût proposer à la masse pour guider son action :

« Tout ce que l’on fera au moment où la guerre aura éclaté sera probablement inutile, remarqua-t-elle. Ce sera trop tard…

Il semble que le genre humain a peur d’aimer la paix

— Je le sais, fit Giono en secouant la tête. Toutes les objections que vous pouvez me faire, on me les a faites déjà et je me les suis faites moi-même mille fois. Qu’on me propose quelque chose de plus efficace et j’y souscris tout de suite. Mais on ne m’a rien proposé et je n’ai rien trouvé de mieux. Maintenant, il semble que le genre humain a peur d’aimer la paix, a honte d’elle. Partout on arme : sur la Vistule, le Tibre, la Neva, la Seine, à droite et à gauche retentissent les paroles belliqueuses. Alors que voulez-vous que je fasse ? Que voulez-vous que des gens comme moi fassent ? Un geste, c’est tout… En prenant ma détermination, je n’engage que moi. Que chacun réagisse comme il peut et comme il croit devoir le faire, puisqu’il me semble bien qu’en ce moment il n’y ait plus de place que pour des solutions individuelles. Nous courons vers la guerre à tombeau ouvert. Eh bien ! à cette catastrophe que je ne sais comment empêcher, d’avance je dis “Non”. Je refuse la guerre, je m’y soustrairai, fût-ce au prix de ma vie, car je la tiens pour le souverain mal. Je dis : “Non” à la guerre. Non, non, et non. »

 

Alors nous avons baissé la tête :

« Au fond Giono, c’est une solution de désespoir.

— Une solution de désespoir, oui… »

 

Et comme pour s’excuser :

« Je n’en ai point trouvé d’autre. J’ai bien cherché pourtant. Tout ce que je souhaite en ce moment, c’est obliger les gens à penser et à prendre leurs responsabilités… Chacun pour son compte, là… Savoir clairement ce qu’on veut et ce que l’on ne veut pas, ce que l’on est prêt à faire et ce que l’on ne fera sous aucun prétexte… Et, voyez-vous, je crois que mon geste, sera moins stérile qu’il n’en a l’air au premier abord. À propos de Refus d’obéissance, je reçois tous les jours des lettres d’approbation venant de tous les pays. Mais il y a mieux : souvent, sur le coin d’une enveloppe, sur une bande de journal, je vois une ligne tracée au crayon : “Bravo pour Refus d’obéissance”… “Sommes d’accord avec Refus d’obéissance”, et cela est signé d’initiales ou bien “Deux postiers ambulants”, ou “Un ami du receveur des postes”, etc. L’idée paraît faire son chemin. Ce que je souhaite, c’est qu’on arrive à créer un terrain radicalement impropre à l’idée de guerre. Alors on n’aurait même plus besoin de parler de la paix : elle serait là ! On la vivrait !… C’est pour cela que j’ai voulu faire un geste. »

 

« Faire un geste… Prendre mes responsabilités… »

 

J’ai revu Giono bien des fois. Nous avons parlé des choses les plus sérieuses et aussi les plus futiles, mais toujours à un moment, le mot « guerre » retentissait, comme s’il fût notre secrète obsession. Alors, Giono répétait :

« Je sentais que je devais faire un geste… J’ai voulu prendre mes responsabilités. »

 

C’est pourquoi, de mon côté, j’ai essayé de transcrire l’essentiel de nos conversations sur la paix et sur la guerre, parce qu’il m’a paru souhaitable, ayant le bonheur d’approcher Giono, de laisser un peu l’écrivain pour présenter l’homme de bonne volonté. Car les grands écrivains, il n’y en a pas beaucoup, mais il y en a et chacun de nous les connaît. Tandis que les hommes de bonne volonté…

 

Marguerite Jouve, La Flèche de Paris no 60, avril 1937.
Reproduit avec l’aimable autorisation de Mme Sylvie Giono.