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Custine : Son temps et le nôtre

Issu d’une famille noble décimée par la Révolution, Astolphe de Custine fréquente sous la Restauration le Paris littéraire. Plus que ses romans, ses récits de voyages rencontrent un grand succès et le présentent comme un adversaire du despotisme. À Paris, il reçoit les plus éminents esprits de son temps : Chateaubriand, Lamartine, Stendhal, Balzac, Théophile Gautier, Victor Hugo, George Sand, Chopin, l’actrice Rachel, etc. En dépit de ses mœurs alors jugées scandaleuses – son homosexualité –, sa générosité et son intelligence font de lui une personnalité décisive au cœur des sociabilités littéraires et artistiques de son temps.

Au carrefour des années 1830, le marquis a fini de traquer sa propre vérité ; il trouve en lui plus de loisir pour s’intéresser à celle des choses et des gens qui l’entourent. Au cours de ses voyages, sa démarche reste celle d’un esprit à l’aventure, intuitif, parfois contradictoire, mais dont la clairvoyance est rarement en défaut.

Pourquoi vous proposer ces quelques pages sorties de son journal ? Parce que certains jugements d’Astolphe de Custine sont promis à ne jamais vieillir.

 

 

 

1828

4 février. — La politique m’ennuie quand elle ne m’épouvante pas. Je déteste les gouvernements auxquels il faut que tout le monde travaille. Le gouvernement me paraît un mal nécessaire de l’état social ; et celui auquel on pense le moins, auquel le plus petit nombre possible de gens participe, serait pour moi le meilleur s’il ne tuait pas la liberté. Je suis pour cette divinité moderne comme La Bruyère dit que les grands sont pour la Cour.

Nous sommes régis par des vanités que leur médiocrité rend hypocrites ; nous vivons sous une anarchie bénigne, qui pourrait devenir la perfection si la sécurité parvenait à se loger dans une maison qui par sa nature même exige de tous ceux qui l’habitent des réparations continuelles soit au toit soit aux fondements. […] Les hommes d’aujourd’hui, avec leur rage de gouverner, me paraissent comme les habitants d’une maison où tout le monde s’obstinerait à faire la cuisine.

 

Madrid, 19 avril. — Ce n’est pas ce qu’il dit, ce qu’il écrit, qui rend un peuple poétique ; c’est ce qu’il est, ce qu’il fait, ce qu’il sent. Une nation d’auteurs serait peut-être la société la plus antipoétique de l’univers. Elle ne serait occupée qu’à chercher des sujets, elle se regarderait exister, s’analyserait à extinction au lieu d’aimer et d’agir ; il n’y aurait, dans ce pays-là, de réel, de sincère, de vivant, que l’envie, cette lèpre des âmes d’artistes.

 

Cordoue, 3 mai. — Les souffrances des autres entrent presque toujours pour quelque chose dans les plaisirs du poète. Les hommes d’imagination se croient trop souvent dispensés de la vertu ; elle leur a passé par l’esprit, ils pensent avoir pratiqué tout ce qu’ils ont compris. Ce sont de grands menteurs ; ils se trompent eux-mêmes, au moins par moments, avant de nous tromper, et leurs propres illusions assurent notre erreur ; plus mobiles que notre pensée ils jouent avec la vie. Nous la portons lourdement.

Ils ne sont ni bons ni méchants. Ils ne sont rien, car ils n’ont de sérieux que le talent de peindre ce qui les émeut momentanément. Ce sont des harpes éoliennes, des échos, des mirages, tout les traverse, rien ne vient d’eux ; ils restent vides en remplissant le monde du retentissement de leur voix. Tout passe par eux, rien ne demeure en eux ; la réalité leur manque, et les cœurs qui se prennent à leurs séduisantes paroles sont comme des enfants qui voudraient saisir le ciel dans un bassin d’eau transparente. Vous les prenez pour des sources jaillissantes ; ce sont des canaux où l’art a refait la nature. Nous en faisons des dieux, ils ne sont que des missionnaires, et pour la plupart infidèles car ils n’ont presque jamais le courage de ne pas se laisser adorer.

 

Séville, 14 mai. — Par une fatalité qui s’attache à ce qui doit périr, les vieux gouvernements, au lieu de prendre les symptômes de révolte, qui les alarment, pour ce qu’ils sont : des avertissements, ne voient le mal que chez leurs adversaires ; dès lors, loin de remédier à la corruption de leurs propres agents, loin de se réformer eux-mêmes en remontant à la cause du péril, ils se croient en sûreté quand ils ont retardé l’heure du combat.

Le monde ancien me paraît près de s’écrouler.

Partout je sens la terre trembler, le monde ancien me paraît près de s’écrouler, et je le pleure parce que les promesses des architectes démolisseurs ne m’ont pas persuadé que leur palais de l’avenir puisse valoir mon temple du passé.

L’aspect des sociétés les plus modernes de la terre n’est guère propre à dissiper ma méfiance. L’ennuyeuse Amérique, avec ses inquiétudes mercantiles, son indifférence religieuse et son étroit puritanisme qui tyrannise les esprits au nom de l’affranchissement de la pensée, peut-elle consoler de la décomposition de l’Italie telle que l’avait faite le Moyen-Âge enté sur l’Antiquité, ni la ruine de la vieille Espagne ?

Ceux qui nous vantent sans cesse la prospérité matérielle des États-Unis sans nous faire bien peser les sacrifices par lesquels nous pourrions obtenir de tels avantages sont des hommes à grandes théories, mais à vues courtes, des copistes, des philanthropes tant soit peu radoteurs, dont la doctrine est déjà plus surannée que celle des théocrates et des absolutistes rajeunis par l’oubli.

On dit si peu la vérité dans nos pays de politesse qu’il semble que le mensonge y soit devenu une des prérogatives de la liberté. En bonne foi, je ne sais si le silence qui règne sous les gouvernements absolus est plus défavorable à la connaissance des faits que la lutte des masques qui font la vie des gouvernements constitutionnels.

 

Il manque un lustre à notre gloire : la simplicité, la modestie dans le succès, la dignité dans les revers.

Tanger, 11 juin. — Les deux partis qui divisent les sociétés européennes ont également tort quand ils prétendent triompher l’un de l’autre par la supériorité morale qu’ils s’attribuent faussement tous deux. La question ne sera jamais décidée par la vertu des combattants, elle le sera par leur force et leur habilité. Il arrivera de cette lutte ce qui est arrivé de tous les autres sujets de querelle qui ont agité le monde : on parlera de droit tant que le fait n’aura pas terminé le procès sans égard à l’éloquence, à la sagesse, à toutes les vertus humaines.

Tout Français qui voyage pour satisfaire sa vanité nationale ne manque point d’occasion de flatter cette passion ; moi je m’efforce de la réprimer parce que j’ai vu assez de pays pour savoir le tort qu’elle nous fait dans l’esprit des étrangers. Ils trouvent, à juste titre, qu’il manque un lustre à notre gloire : la simplicité, la modestie dans le succès, la dignité dans les revers.

 

 

1835

Ce qu’on appelle proprement un caractère n’existe guère que dans les pays barbares, dans les romans ou dans les pièces de théâtre. La représentation de la vertu dans les livres qu’on a nommés moraux a faussé tous les esprits, endurci tous les cœurs qui ne savent plus s’attendrir que d’une seule manière. Il ne faudra pas moins d’une ère tout entière de cynisme littéraire pour nous débarrasser des habitudes d’hypocrisie académique qui depuis des siècles nous offusquent le jugement en belle prose et en vers bien tournés.

À force de rêver des hommes tels qu’il n’y en a pas, nous devenions insensibles aux besoins des hommes comme ils sont.

Naguère encore, le faux esprit des livres nous poursuivait dans la vie pour nous enseigner ce qu’il fallait aimer, ce qu’il fallait penser, haïr, mépriser ; à force de rêver des hommes tels qu’il n’y en a pas, nous devenions insensibles aux besoins des hommes comme ils sont ; ceux-ci nous trouvaient tout cuirassés contre leurs souffrances parce que nous réservions notre sympathie pour d’autres qui n’existent que dans les romans. Voulant toujours des caractères complets, des figures posées pour faire faux tableau, et ne trouvant que des êtres imparfaits, misérables, qui se roulent par terre comme ils peuvent, nous passions sur le corps de nos frères sans seulement les aider à se relever. Telle est la dureté de cœur que les littérateurs flatteurs nous ont léguée. Les hommes comme nous, les êtres réels avec lesquels nous sommes appelés à vivre, ne recevaient de nous que des reflets de sentiments.

On ne sait pas ce que c’est que la peur des hommes du monde ! Comme ils vivent dans une classe de la société où de temps immémorial il a été convenu qu’un homme n’a jamais peur, personne parmi eux n’a peint les effets de ce sentiment. […] La peur élégante est donc un sujet neuf ; c’est pour un romancier une mine à exploiter, une terre vierge à défricher. Dans le grand monde, la peur fait des miracles ; c’est une magicienne toute-puissante. Que d’esprit, que de tact, que de vertus elle donne ! Quelle que soit la finesse de leurs aperçus, l’élégance de leurs manières, les femmes sont toujours moins civilisées que les hommes. Elles ont beau avoir l’esprit le plus délié, le cœur le plus tendre, malgré leur douceur il leur reste toujours quelque chose de sauvage au fond de l’âme. C’est que leurs principes sont moins arrêtés que les nôtres, et que le pacte social repose sur des doctrines et non sur des affections ; elles vivent dans l’État comme des chats dans la maison, qui profitent des avantages de la domesticité mais qui sont toujours prêts à prendre la porte ou la fenêtre pour rentrer dans leur élément.

 

 

1838

Maintenant tout le monde fait des livres. Les hommes vraiment rares, aujourd’hui, ce sont les lecteurs. On jette les livres à la tête de tout le monde mais personne ne les ramasse excepté ceux qui ne peuvent les juger. […] C’est au point que l’homme qui veut se faire lire ne trouve plus de juges ; il n’a que des rivaux. Toujours sur le chemin de quelqu’un il ne répond exclusivement au besoin de personne mais il est sûr de gêner les desseins de plusieurs. De là découragement, envie, mensonge, perplexités inexprimables, qui aboutissent à une médiocrité abondante.

La démocratie perdra ses derniers partisans aux États-Unis aussi vite que l’aristocratie perdra les siens en Europe.

Je suis si loin de croire au règne d’un principe universel de gouvernement sur la terre que si la démocratie revient d’Amérique alors j’irai en Amérique chercher des peuples qui revenus de leurs illusions modernes seront devenus aussi aristocratiques que moi, parce que je crois que la démocratie perdra ses derniers partisans aux États-Unis aussi vite que l’aristocratie perdra les siens en Europe.

L’esprit de la conversation s’est réfugié dans la chambre des femmes qui ne peuvent sortir de chez elles. Cinq ou six infirmes spirituelles sauveront la sociabilité en France. Je voudrais fonder un club de femmes malades pour opposer cette salutaire influence à la comique institution, ou plutôt à la grotesque imitation, du club des jockeys.

 

 

 

1839 

Saint Pétersbourg, 10 juillet. — La vue de ces automates volontaires me fait peur ; il y a quelque chose de surnaturel dans un individu réduit à l’état de pure machine. Si, dans des pays où les mécaniques abondent, le bois et le métal nous semblent avoir une âme, sous le despotisme les hommes nous semblent de bois ; on se demande ce qu’ils peuvent faire de leur superflu de pensée, et l’on se sent mal à l’aise à l’idée de la force qu’il a fallu exercer contre des créatures intelligentes pour parvenir à en faire des choses. En Russie, j’ai pitié des personnes comme en Angleterre j’ai pitié des machines.

Le gouvernement russe, c’est la discipline du camp substitué à l’ordre de la cité, c’est l’état de siège devenu l’état normal de la société.

Le gouvernement russe, c’est la discipline du camp substitué à l’ordre de la cité, c’est l’état de siège devenu l’état normal de la société. Le peuple est beau ; les hommes de pure race slave, amenés de l’intérieur par les riches seigneurs qui les emploient à leur service ou qui leur permettent d’exercer divers métiers à Pétersbourg, sont remarquables par leurs cheveux blonds et leur teint rosé, mais surtout par la perfection de leur profil qui rappelle les statues grecques ; leurs yeux, taillés en amande ont la coupe asiatique avec la couleur du Nord ; ils sont ordinairement bleu de faïence, et ils ont une expression de douceur, de grâce et de fourberie particulière. Ce regard, toujours mobile, donne à l’iris des teintes chatoyantes et qui varient depuis le vert du serpent, le gris du chat, jusqu’au noir de la gazelle quoique le fond reste bleu. La bouche, ornée d’une moustache dorée et soyeuse, est d’une coupe parfaitement pure, et les dents, éclatantes de blancheur, éclairent le visage ; leur forme quelquefois aiguë les rend alors semblables aux dents du tigre, ou à une scie ; le plus souvent, cependant, elles sont d’une régularité parfaite.

Ou le monde civilisé passera de nouveau, avant cinquante ans, sous le joug, des Barbares, ou la Russie subira une révolution plus terrible que ne fut la révolution dont l’occident de l’Europe ressent encore les effets.

C’est en Russie qu’il faut venir pour voir le résultat de cette terrible combinaison de l’esprit et de la science de l’Europe avec le génie de l’Asie ; je la trouve d’autant plus redoutable qu’elle peut durer, parce que l’ambition et la peur, passions qui ailleurs perdent les hommes en les faisant trop parler, engendrent ici le silence. Ce silence violent produit un calme forcé, un ordre apparent plus fort et plus affreux que l’anarchie parce que le malaise qu’il cause paraît éternel.

La nature et l’histoire ne sont pour rien dans la civilisation russe ; rien n’est sorti du sol ni du peuple ; il n’y a pas eu de progrès ; un beau jour tout fut importé de l’étranger.

Les Russes de toutes les classes conspirent, avec un accord merveilleux, à faire triompher chez eux la duplicité. Ils ont une dextérité dans le mensonge, un naturel dans la fausseté, dont le succès révolte ma sincérité autant qu’il m’épouvante.

Je crois que de toutes les parties de la terre la Russie est celle où les hommes ont le moins de bonheur réel. Nous ne sommes pas heureux chez nous, mais nous sentons que le bonheur dépend de nous ; chez les Russes il est impossible. Figurez-vous les passions républicaines (car sous l’empereur de Russie règne l’égalité fictive) bouillonnant dans le silence du despotisme ; c’est une combinaison effrayante, surtout pour l’avenir qu’elle prépare au monde. La Russie est une chaudière d’eau bouillante bien fermée, mais placée sur un feu qui devient toujours plus ardent ; je crains l’explosion.

La Russie est l’empire des catalogues ; à lire comme collection d’étiquettes, c’est superbe ; mais gardez-vous d’aller plus loin que les titres. Si vous ouvrez le livre vous n’y trouverez rien de ce qu’il annonce ; tous les chapitres sont indiqués mais tous sont à faire. […] La nation elle-même n’est qu’une affiche placardée sur l’Europe, dupe d’une impudente fiction diplomatique.

En Russie, le mot prison indique quelque chose de plus que ce qu’il signifie ailleurs. Quand on pense à toutes les cruautés souterraines dérobées à notre pitié par la discipline du silence dans un pays où tout homme fait en naissant l’apprentissage de la discrétion, on frémit.

Singulier pays que celui qui ne produit que des esclaves recevant à genoux l’opinion qu’on leur fait, des espions qui n’en ont aucune afin de mieux saisir celle des autres, ou des moqueurs qui exagèrent le mal, autre manière très fine d’échapper au coup d’œil observateur des étrangers. Mais cette finesse même devient un aveu ; car chez quel autre peuple a-t-on jamais cru nécessaire d’y avoir recours ? Le métier de mystificateur des étrangers n’est connu qu’en Russie, et il sert à nous faire deviner et comprendre l’état de la société dans ce singulier pays.

En Russie, le secret préside à tout.

En Russie, le secret préside à tout : secret administratif, politique, social, discrétion utile et inutile, silence superflu pour assurer le [silence] nécessaire ; telles sont les inévitables conséquences du caractère primitif de ces hommes, corroboré par l’influence de leur gouvernement. Tout voyageur est un indiscret ; il faut, le plus poliment possible, garder à vue l’étranger toujours trop curieux, de peur qu’il ne voie les choses telles qu’elles sont, ce qui serait le plus grand des inconvénients.

 

Moscou, 7 et 8 août. — Le Kremlin est le Mont Blanc des forteresses. Si le géant qu’on appelle l’empire russe avait un cœur, je dirais que le Kremlin est le cœur de ce monstre ; il en est la tête.

Je voudrais pouvoir donner l’idée de cette masse de pierres qui se dessinent en gradins sur le ciel. Ses murailles suivent avec hardiesse les profondes sinuosités du terrain ; lorsque les pentes du coteau deviennent trop rapides, le rempart s’abaisse par escaliers ; ces degrés qui montent entre le ciel et la terre sont énormes, c’est l’échelle des géants qui vont faire la guerre aux dieux.

La ligne de cette première ceinture de constructions est coupée, par des tours fantastiques si élevées, si fortes et d’une forme si bizarre, qu’elles représentent des rocs de diverses figures et des glaciers de mille couleurs. J’ai vu des tours, puis d’autres tours, des étages puis d’autres étages de murailles, et mes regards planaient sur une ville enchantée.

Au-dessus d’une longue voûte que je venais de traverser j’ai aperçu un chemin suspendu par lequel piétons et voitures entrent dans la sainte cité. Ce spectacle me paraissait incompréhensible. Rien que des tours, des portes, des terrasses élevées les unes sur les autres en lignes contrariées ; rien que des rampes rapides, que des arceaux qui servent à porter des routes par lesquelles on sort du Moscou d’aujourd’hui, du Moscou vulgaire, pour entrer au Kremlin, au Moscou de l’histoire au Moscou merveilleux.

Ces aqueducs sans eau supportent encore d’autres étages d’édifices plus fantastiques ; j’ai entrevu, appuyé sur un de ces passages suspendus, une tour basse et ronde, toute hérissée de créneaux en fers de lance ; la blancheur éclatante de cet ornement singulier se détache sur un mur rouge de sang. Cette tour était un géant qui dominait de toute sa tête le fort dont il paraissait le gardien.

Mais ces innombrables monuments d’orgueil, de caprice, de volupté, de gloire, malgré leur variété apparente n’expriment qu’une seule et même pensée qui domine tout ici : la guerre soutenue par la peur. Le Kremlin est sans contredit l’œuvre d’un être surhumain, mais d’un être malfaisant.

Habiter le Kremlin, ce n’est pas vivre, c’est se défendre ; l’oppression crée la révolte, la révolte nécessite des précautions ; les précautions accroissent le danger, et de cette longue suite d’actions et de réactions naît un monstre, le despotisme, qui s’est bâti une maison à Moscou : le Kremlin.

La Russie est la patrie des passions effrénées.

La Russie est la patrie des passions effrénées ou, des caractères débiles, des révoltés ou des automates, des conspirateurs ou des machines ; ici point d’intermédiaire entre le tyran et l’esclave, entre le fou et l’animal ; le juste milieu y est inconnu, la nature n’en veut pas.

La Russie voit dans l’Europe une proie qui lui sera livrée tôt ou tard par nos dissensions. Elle fomente chez nous l’anarchie dans l’espoir de profiter d’une corruption favorisée par elle. C’est l’histoire de la Pologne recommencée en grand. Paris lit des journaux révolutionnaires dans tous les sens, payés par la Russie. L’Europe, dit-on à Pétersbourg, prend le chemin qu’à suivi la Pologne ; elle s’énerve par un libéralisme vain tandis que nous restons puissants précisément parce que nous ne sommes pas libres ; patientons sous le joug, nous ferons payer aux autres notre honte.

Lorsque notre démocratie cosmopolite, portant ses derniers fruits, aura fait de la guerre une chose odieuse à des populations entières, lorsque les nations soi-disant les plus civilisées de la terre auront achevé de s’énerver dans leurs débauches politiques, et que de chute en chute elles seront tombées dans le sommeil au-dedans et dans le mépris en dehors, toute alliance étant reconnue impossible avec ces sociétés évanouies dans l’égoïsme, les écluses du Nord se lèveront de nouveau sur nous ; alors nous subirons une dernière invasion non plus de barbares ignorants mais de maîtres rusés, avisés, plus avisés que nous car ils auront appris de nos propres excès comment on peut et l’on doit nous gouverner. […] Un jour le géant endormi se lèvera et la violence mettra fin au règne de la parole. La société périra pour s’être fiée à des mots vides de sens ou contradictoires ; alors les trompeurs échos de l’opinion, les journaux, voulant à tout prix conserver des lecteurs, pousseront au bouleversement ne fût-ce qu’afin d’avoir quelque chose à raconter pendant un mois de plus : ils tueront la société pour vivre de son cadavre.

Notre passé fut si brillant, notre présent est si terne, qu’au lieu d’invoquer témérairement l’avenir nous devons le redouter. Désormais je crains pour nous plus que je n’espère et l’impatience de cette jeunesse française qui sous le règne sanglant de la Convention nous promettait tant de triomphes me paraît donner aujourd’hui le signal de la décadence. L’état présent, avec tous ses inconvénients, est encore un ordre de choses plus heureux pour tous que ne le sera le siècle qu’il nous présage.