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G. Châtelet ou la puissance de démolition

C’est un scandale. Un scandale de plus. De trop. Comment Gilles Châtelet, disparu en 1999, a-t-il pu disparaître à ce point ? 

Une année avant son suicide, il publiait un essai intitulé Vivre et penser comme des porcs (sous-titré : « De l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés1 ») dont nous ne sommes jamais revenus. Qu’on veuille bien nous croire : ce livre est le seul, dans ces années-là, qui mérite d’être qualifié de « capital ». Non seulement sa lucidité est humiliante pour les boutiquiers habituels de la philosophie, mais il se révèle surtout d’une prophétie plus utile, plus vraie, plus tranchante que les Particules de Michel Houellebecq (parues à la même époque). À lui seul, l’essai forme un « front du refus face au processus de domestication généralisée2 » ; où l’on comprend par exemple comment l’optimisme libertaire des années 1970-1980 a muté en imposture pseudo-libérale pratiquée par une élite secrètement amoureuse du consensus – tant et si bien qu’elle « dévore du Différent pour chier du Même ». Ce qu’il observe, c’est une putréfaction inéluctable des libertés, qui font face, déjà, à des nouvelles technologies « propageant l’envie et le conformisme à la vitesse de la lumière » ; ce qu’il vise encore, ce sont ces psychologies de « consommateurs-panélistes » rongés par l’individualisme et ses dérivés (narcissisme et cupidité), tous grisés par « ces formidables cabinets d’aisance mentale que sont désormais les Démocraties-Marchés » et dont ils ressortent pareils à du bétail cognitif. « En additionnant tous les caprices de la Foire de la différence, on recompose toujours malgré soi la silhouette grassouillette de Joseph Prudhomme ».

Vous l’aurez compris : nous sommes loin des livres-choc, des livres-événement, de Luc Ferry et de Jacques Attali (eh oui, lui est toujours parmi nous).

Gilles Châtelet a été mathématicien avant d’être philosophe. Diplômé d’un doctorat d’État en sciences mathématiques, il fut également consacré pour ses grandes compétences dans les domaines de la physique et de l’économie. De quoi pouvoir serrer le cou de son époque – au moins lui mettre le nez dans sa trivialité.

De 1989 à 1995, on le vit directeur de programme au Collège international de philosophie, où il lança le séminaire « Rencontres Sciences-Philosophie ». Tout Châtelet est là, finalement, dans cette capacité (tant convoitée par Houellebecq, on y revient) de pouvoir lier la puissante raison des mathématiques à l’intuition brusque. Le journal Le Monde, au lendemain de sa mort, l’évoquait en ces termes : « Cet esprit extrêmement brillant pouvait passer constamment d’un registre à un autre, s’intéressant aussi bien à la stratégie militaire qu’à la littérature, sans jamais se contenter d’appliquer un concept mais en recherchant toujours les correspondances ou les analogies. »

Châtelet s’est suicidé, donc. Comme Deleuze, rencontré vingt ans plus tôt, qui avait été déterminant dans sa pente philosophique. Il s’est tué dans ce même appartement où son compagnon, Bela-Andreas Hentsch, un jeune pianiste virtuose, s’était défénestré sous ses yeux quelques mois plus tôt. Inconsolable, malade du sida, voyant son corps déchoir, « il ne s’est pas donné la mort par faiblesse devant l’adversité, mais parce qu’il s’était forgé de la vie une idée très exigeante3 ».

Gilles Châtelet est bien un Inactuel.

 

Le formidable entretien réédité ci-dessous avait paru en 1999 dans la revue L’Aventure humaine. Nous remercions vivement Pascal Nouvel pour nous avoir autorisé à le reproduire.

 

 

Pascal Nouvel : Gilles Châtelet, votre livre s’intitule Vivre et penser comme des porcs. Qu’avez-vous contre les cochons ?

 

Mon rêve secret était d’écrire une mythologie pour les années quatre-vingt.

Gilles Châtelet : Protozoaires sociaux, voilà comment j’aurais dû les appeler. Mais le cochon fonctionne comme un fantasme étonnant. Il fonctionne ainsi dans le titre (quoique j’en sois désolé pour les cochons pour qui j’ai une réelle sympathie). Protozoaire social est celui qui pense dans la perspective de « l’homme-moyen ». Mon rêve secret était d’écrire une mythologie pour les années quatre-vingt. On dit : « Le lecteur moyen ne va rien y comprendre. » Mais le lecteur moyen a compris les mythologies. Et ça, c’est un argument décisif pour tous ceux qui vivent sous la tyrannie non pas du lecteur moyen (qu’ils ne connaissent pas du tout en fait), mais de l’idée préconçue qu’ils s’en font.

 

Vous, mathématicien, vous engagez dans votre livre une polémique serrée avec l’idolâtrie du chiffre, une idolâtrie qui sert, entre autres choses, à fabriquer une figure très prisée de certains économistes : cet homme-moyen que vous venez aussi de nommer un « protozoaire social ».

Les mathématiques, c’est la chose la plus difficile et la plus facile du monde. Mais il est toujours très tentant, quand on a un rapport d’ignorance à un objet, d’en faire un objet de superstition. Pourtant, les mathématiques constituent un mode exemplaire de discipline et de liberté. L’esprit mercantile qui tient les lois du marché pour une vérité supérieure s’attaque volontiers aux mathématiques pures : il sent bien qu’il y a là une liberté insolente (il développe alors crânement la critique de l’esprit spéculatif, lui, l’esprit soi-disant tourné vers les « réalités concrètes » – selon le nom qu’il donne à ce réduit où s’est réfugiée l’indigence de la pensée).

Le consensus n’est pas du tout le produit d’une logique démocratique, c’est un renoncement à penser par soi-même.

D’autres, plus subtils, cherchent à annexer les mathématiques à leur profit, même si c’est au prix de la plus niaise des sottises. Ils font des théories mathématiques de tout et de n’importe quoi, et en particulier de l’économie (plus dangereuses que d’autres dans la mesure où elles se répercutent bien souvent sur les théories politiques, voire sur la politique elle-même). Les innombrables exégètes du chiffre utilisent les mathématiques pour s’expliquer à eux-mêmes et aux autres la fatalité de leur médiocrité. Et c’est cela qu’il faut détruire : cette fatalité n’existe que dans la mesure où ils ont renoncé à penser par eux-mêmes pour mettre leur pensée sous la sauvegarde du grand nombre, pour considérer les choses du point de vue d’un prétendu « homme-moyen ». Le consensus n’est pas du tout le produit d’une logique démocratique (au sens politique de ce terme), c’est un renoncement à penser par soi-même.

 

Vous ne pensez pas que les mathématiciens puissent fournir des « outils » (comme disent souvent ceux qui les utilisent) aux économistes ?

Les mathématiciens, ce qui les intéresse, c’est la puissance du concept. Un mathématicien, c’est quelqu’un qui est animé par la joie de la vérité mathématique comme telle : il ne se demande pas si ce qu’il fait est utile à l’économie ou à quoi que ce soit d’autre. Et quand cette puissance est utilisée à d’autres fins qu’à des fins purement mathématiques, il y a à distinguer des degrés : quand on compare les théories superbes de la relativité générale ou de la mécanique quantique avec les théories économiques soi-disant mathématisées, on voit bien la différence. Très souvent, en économie, les mathématiques ne sont rien de plus qu’une sophistication inutile (que Keynes avait su dénoncer – il parlait à leur propos de niaiseries formalisées), du merdouillage. Ici, je crois qu’il faut être absolument net. Mathématiser l’économie, ça n’a rien à voir avec forger un concept économique qui aurait sa valeur propre. Les mathématiques, quand elles sont agitées par les économistes, ne produisent, dans les meilleurs des cas (c’est-à-dire, dans les cas qui produisent les pires effets), qu’un formalisme du sens commun qui doit être nommé par son nom : une mystification. L’idée d’imiter servilement toute la puissance conceptuelle des sciences dites dures est une des choses les plus grotesques qui soit. Sinistrement grotesque d’ailleurs, car, comme par hasard, toutes ces théories finissent par être reprises par les théories politiques les plus conservatrices, voire racistes (cas des mesures de QI, par exemple). Il faut être très clair : les mathématiques, quand elles sont idolâtrées, sont abjectes.

 

Sans doute, toute idolâtrie est abjecte, mais en quoi ceci vaut-il tout particulièrement la peine d’être rappelé au sujet de la science ?

L’idolâtrie de la science sert à former une forme de consensus moderniste qui essaie de « rendre utile » la philosophie et qui se traduit par une volonté de subordonner la philosophie à la science : c’est ce que certains appellent la « fin de l’âge métaphysique ». Et alors là, tous les moyens de l’esprit critique et aussi de l’esprit polémique doivent être mis en œuvre pour faire sauter ce verrou d’une redoutable efficacité que j’ai essayé d’analyser dans sa structure fine. On voit par exemple – c’est une chose facile à comprendre et qui ne nécessite pas d’analyse sophistiquée – le sens que peut avoir l’opération Bricmont-Sokal (dont je ne conteste pas que sur certains points ils n’ont pas totalement tort). Comment qualifier cette manière sommaire de liquider toute la philosophie française sans aucun effort de style et de pensée propre, toute la logistique qui a été mise derrière (avec signature de prix Nobel, etc.). Ceci me paraît relever tout simplement de la haine de la philosophie. Il s’agit toujours de se rassurer avec des « nous physiciens, nous sommes les vrais philosophes ». Et ceci au nom d’un certain pragmatisme, d’un certain empirisme qui prétend flatter l’homme de la rue et masque de plus en plus mal sa connivence avec un système politico-économique qui cherche à augmenter toujours davantage son emprise sur les esprits. On ne répétera jamais assez, comme l’avait vu Marcuse, qu’un certain empirisme, qu’une certaine philosophie positive ont vocation pour consolider les conceptions mercantiles qui sont à la base des démocraties-marchés.

 

Justement, pourquoi ne s’embrasent-elles pas ces fameuses démocraties-marchés, pourquoi sont-elles si stables, si capables d’absorber les chocs que pourraient leur causer les critiques qu’on leur adresse ?

Mettez-vous tranquillement à la terrasse d’un café, et observez. Vous ne tarderez pas à voir apparaître un personnage qui va donner un début de réponse à cette difficile question : une Turbo-Bécassine.

 

Ah ! la célèbre Turbo-Bécassine : ce personnage commence à avoir une certaine renommée (je l’ai vu cité dans plusieurs journaux). J’aimerais savoir comment il est né.

Vous voyez, ce mot « Turbo-Bécassine », c’est tout à la fois un personnage, une posture sociale et une figure burlesque du langage. Lorsque vous rapprochez ce mot de « turbo », modernité d’autoroute, sophistication technique et confort du voyage agrémenté de l’écoute d’une symphonie de Mozart ou de Beethoven, ainsi que savaient adroitement le suggérer les publicités pour véhicules équipés d’un moteur turbo-diesel, de celui du célèbre personnage de bande dessinée, vous produisez ce que j’appelle une torsion de la langue dont les effets dépassent de beaucoup le simple comique. Il déshabille d’un coup toutes les attitudes sérieuses de votre personnage, son « esprit de sérieux », et les fait tomber au niveau du ridicule. Le rire est celui d’une libération. L’opération est celle d’un coup de bistouri qui vise à atteindre le personnage dans ce qu’il y a en lui de plus figé, de plus raide, de plus inaccessible à l’agilité de la pensée. Mais il faut bien comprendre ceci : quand je parle de ces comportements, quand j’essaie de leur donner une tournure grotesque par un dispositif métaphorique adéquat, je ne suis pas simplement en train d’user des ressources du burlesque pour armer la critique, je n’oublie pas que moi aussi, je suis une Turbo-Bécassine. Nous sommes tous des Turbo-Bécassines en puissance, c’est ça le côté insinuant, subtil, diabolique presque, de ce qui constitue le fond de l’appel au consensus. C’est cela qu’il faut essayer d’analyser avec toute la finesse du concept et le tranchant du satirique.

 

Mais, je vous ai coupé. Donc, vous êtes à la terrasse d’un café, et vous observez du coin de l’œil une Turbo-Bécassine.

Elle est pressée bien entendu : elle a « autre chose à faire ». Mobile aussi, et d’autre part, absorbée, affairée, repliée en une sorte d’extase de la sphère privée, avec ce côté « I’m walking my way ». On devine toute la férocité qu’il y a dans ces comportements, et en même temps, cette espèce d’évaporation qui la rend disponible à la moindre rencontre de hasard. Si vous avez la chance de l’entendre parler, vous pourrez entrer dans les strates plus profondes du phénomène. Soudain, elle dit par exemple : « Oui enfin, j’veux dire. » Cette manière de balbutier, c’est bien plus qu’un simple flottement dans l’expression, c’est une manière de considérer l’insuffisance de l’expression comme une qualité en tant que telle, une espèce d’adolescence permanente de l’expression. On commence à apercevoir ce qu’il y a de contradictoire dans cette Turbo-Bécassine : sous cet air décidé, il y a une hésitation qui refuse en fait toute confrontation, et pour qui toute décision est par elle-même obscène et scandaleuse, une manière de s’étourdir avec sa propre indécision, au point d’en faire un problème existentiel (ce sont là des constructions extrêmement subtiles qui se glissent dans nos comportements à notre insu). Eh bien, tout ceci est récupéré et même subtilement encouragé par le marché : quoi de plus utile pour lui que ces psychologies qui s’imaginent autonomes et qui en fait ne décident de rien ? Et vous voyez : c’est dans la façon de parler, en apparence la plus spontanée et la plus naturelle, que s’exprime la soumission consensuelle à la pensée dite néolibérale (ce que j’ai aussi appelé la contre-réforme libérale).

On parle maintenant sans aucune pudeur de « plan de carrière », sans éprouver le moindre dégoût à se vautrer ainsi dans ce que le langage a de moins libérateur.

On parle maintenant sans aucune pudeur de « plan de carrière », sans éprouver le moindre dégoût à se vautrer ainsi dans ce que le langage a de moins libérateur (vous voyez le rapport avec le côté sociodomestique du porc). On parle même de « plan cul ». À l’intérieur de ces façons de parler, on emprisonne subtilement la liberté de la langue, « un bon plan » : par ce moyen nous nous construisons nous-mêmes comme robots, et nous faisons de la pensée un appareil mimétique d’une efficacité redoutable. Et ensuite, on vient pleurnicher et déplorer la présumée « perte de sens » : on découvre benoîtement qu’une fois qu’on a renoncé à la liberté de la pensée, eh bien, les choses n’ont plus aucun sens. Et comment pourraient-elles en avoir ? Mais comme on a quand même sa petite fierté, son « quant-à-soi », on s’étourdit dans une action frénétique, on convoite l’excellence, on s’exaspère à tenter d’être « le ou la meilleure » : c’est le travail performance de notre Turbo-Bécassine qui fait d’elle un être « surbooké ». La veulerie du consensus, elle se situe bien en amont des processus démocratiques, des tables rondes, des panels. Dans tout cela, elle ne fait que déployer une de ses conséquences, parce qu’en fait, le processus d’asservissement a démarré bien avant : il s’est glissé dans chacun des actes de langage que nous proférons nous-mêmes ou que nous subissons quand ils proviennent de ceux qui nous parlent et que nous ne réagissons pas. On me juge parfois réactif, mais ceci provient de ce que je dis maintenant : de l’exaspération que j’éprouve envers le relâchement du langage, en tant qu’un tel relâchement est solidaire de toutes les sottises qui rendent possibles les démocraties-marchés dans ce qu’elles ont de plus sordide : leur manière d’incliner si adroitement à l’apathie qu’on ne se rend compte de rien.

 

Et bien sûr, lorsqu’on analysera tout cela en masse, théorie statistique à l’appui, ces comportements n’apparaîtront comme rien d’autre que la nature même des choses : c’est une mécanique vraiment admirable.

Oui, mais le problème, c’est que toutes les théories qui cherchent à rendre compte de cette situation avec un appareil de concepts (en général statistique) ne sont pas totalement absurdes – ce serait trop facile. Quetelet, par exemple, lorsqu’il décrit le sage comme l’homme absolument moyen, touche quelque chose. Il a senti qu’il y avait un enjeu considérable dans la moyenne. L’homme moyen devient le dénominateur commun de tout marché. Il y a là une logique dont il n’est pas si facile de venir à bout : si vous ne touchez pas l’homme moyen (ou le lecteur moyen), vous n’existez pas. Le directeur d’un journal, par exemple, sait très bien cela. Alors, toute la torsion du langage, qui est toujours un exercice périlleux de la liberté, eh bien qu’est-ce que vous faites quand vous la rencontrez : vous la condamnez, vous la déclarez trop sophistiquée, trop difficile pour l’homme moyen, pour le lecteur moyen : vous supposez qu’il va lâcher. Qu’il va vous lâcher. Alors plutôt que d’être lâché par lui, vous préférez vous faire l’organe de cette police qui va exclure promptement cette déviance. Certes, vous contribuerez par là à fabriquer l’homme-moyen, mais qu’y faire ? C’est lui ou vous. Et comme vous tenez à votre place… inutile de raconter la suite. C’est une réaction d’un incontestable « bon sens ». C’est pourquoi, si on veut attaquer un tel édifice, on ne peut pas se contenter de le critiquer. Il faut le dépasser, le surmonter. C’est un édifice extrêmement bien articulé. Toute attitude de dédain, d’attaque frontale, de mépris (ce qu’on appelle ordinairement la critique) est tout de suite taxée de gesticulation « ringarde » perverse et inutile. Sous-estimer l’adversaire (en s’épargnant une compréhension profonde de sa logique propre), c’est faire perdre toute efficacité à la polémique qui dès lors se dilue dans la marginalité. Cet adversaire, je le nomme la Contre-Réforme libérale, mais c’est plus encore l’ennui et son compagnon d’infortune, l’envie (d’où le sous-titre du livre : de l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés).

 

Contre un adversaire si puissant, le coup de bistouri du concept, même démultiplié par la puissance du burlesque, est-il vraiment suffisant ?

Que ferait Tartuffe aujourd’hui ? Il se pencherait sur le cas du lecteur moyen, il répéterait « les marchés ont dit que ».

On ne sait jamais si ce genre de chose est suffisant. Ce que je sais c’est qu’il est nécessaire. On ne riposte pas à un système aussi puissamment bouclé par une réfutation de caractère seulement sociologique. Il y a une puissance de la langue dont il faut faire usage, non pas seulement pour dénoncer, mais pour détruire : détruire les connexions (et tout particulièrement les connexions du langage) par lesquelles se transmet l’évidence de la résignation. Attaquer tous les rouages par lesquels se propage et se fortifie le sentiment déprimant de ne rien pouvoir faire, d’être débordé par quelque chose qui est si puissant et qui nous dépasse si considérablement que toute révolte est devenue inutile. Et ceci dans ce que ce sentiment a de plus commun, de plus infiltrant, dans ce qui lui donne le moyen de nous atteindre d’une manière bien plus pernicieuse et subtile que les bouffonneries d’un Bricmont ou d’un Sokal (quoique celles-ci appartiennent à la même sphère de détermination). Pour cela, il fallait un dispositif qui possède en lui une certaine capacité de perforation afin de faire imploser ce qui se donne comme une argumentation scientifique et qui est en fait une rhétorique superstitieuse, une rhétorique de Tartuffe. Que ferait Tartuffe aujourd’hui ? Des sciences cognitives, de l’éthico-neuronal ! Il se pencherait sur le cas du lecteur moyen, il répéterait « les marchés ont dit que ». C’est ça le Tartuffe moderne !

 

Face à la rhétorique de l’homme moyen, la rhétorique de la Turbo-Bécassine : rhétorique contre rhétorique.

Absolument. Ce livre est un travail rhétorique, je le revendique comme tel. Mais ça ne veut pas dire que ce sont des salades. Il fallait que cette rhétorique soit à la hauteur de ce qu’elle entend critiquer, qu’elle soit plus performante dans le drôle que ses adversaires le sont dans le sinistre. C’est à cette condition qu’on peut mettre dans la plaque. L’homme moyen, on peut dire que c’est toujours à côté de la plaque. Il s’agit aussi de faire apparaître que ceux qui répètent que la mathématisation de l’économie est une évolution, un progrès (et ils ajoutent avec cet air modeste et las qui sied si bien à leur regard « objectif » : « Certes encore balbutiant, mais qui néanmoins va dans le bon sens »), que ceux-là, donc, ne manient rien d’autre qu’une rhétorique avec en plus la cuistrerie de présenter leurs subtils travaux comme la conséquence des dernières avancées de la science.

 

Une opération rhétorique de l’envergure de celle que vous avez menée, je présume qu’elle poursuit un objectif élevé ?

Il serait déplacé de feindre l’humilité. À quoi sert cette rhétorique ? À faire que l’humanité soit autre chose qu’une espèce optimale. Et cela, je le dis bien exprès avec l’intention de décontenancer les esprits « pragmatiques ». Toutes les analyses que je présente sont guidées par l’idée que l’individuation humaine dépasse de beaucoup celle d’une « machine à s’adapter ». Il ne s’agit pas de se réfugier dans le concept ineffable d’une « dignité humaine », mais de comprendre que l’espèce humaine a le privilège de se déborder soi-même par des pratiques symboliques et d’user de ce privilège. Cette fatalité qu’on lui présente comme sa nature, il tente d’y échapper vainement par un perpétuel affairement, par un pragmatisme imbécilement triomphant (de quel triomphe s’agit-il au juste ?), par sa manière mesquine d’aller vers un soi-disant « concret » qui n’est rien d’autre que le moyen, le consensus. Il faut de la patience pour renverser tout cela, et c’est pourquoi j’essaie de cultiver et de transmettre le goût de la patience. Il faut aussi une détermination sans faille. Hegel disait : « Se jeter à corps perdu dans la pensée » : cette seule phrase suffit à disqualifier totalement la logique de l’homme moyen.

 

Propos recueillis par Pascal Nouvel.

 

 

1. Collection « Folio actuel » (Gallimard).

2. Catherine Paoletti, préface au recueil Les Animaux malades du consensus, Gilles Châtelet, Lignes.

3. Joël Merker.