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Séguier

Dialogue libre sur la littérature

Simon Liberati n’a jamais bridé sa parole ni surveillé ses arrières. Ce spécialiste lucide de la terre brulée a toujours conjugué sa vie et son œuvre, comme le prouve magistralement Liberty publié chez Séguier en 2021. Il ignore la prudence et les calculs pour se laisser guider par sa passion de la littérature. Lauréat récent du prix Renaudot pour Performance (Grasset, 2022), il nous livre ses enthousiasmes et ses dégoûts dans un entretien aux allures de manuel de survie au temps du conformisme. Souvent réjouissant, parfois brutal, toujours en dehors des sentiers balisés de l’époque.

 

 

Inactuel : Notre époque a la passion du législatif et des interdictions. Si vous pouviez faire voter une loi en littérature, ce serait pour interdire quoi (un style, un livre, un tic, une école… voire un auteur) ?

 

Simon Liberati : Je suis l’ennemi des lois, je reste d’un inviolable libertinage en ce qui touche la morale et l’écriture. Interdire c’est se donner les armes pour juger les autres et leur conduite, ce qui m’est odieux. Toute licence trouve grâce à mes yeux. Après il y a la question du goût, fondamentale. Une affaire d’oreille : on peut travailler, mais l’instinct est loi. Pourquoi interdire de mauvais livres quand ils font partie de l’économie ? Il y en a toujours eu beaucoup : au rayon classique, de nombreuses pâtisseries frelatées sont considérées comme des chefs-d’œuvre. En matière de goût le jugement de la postérité (qui n’est qu’un public comme les autres) n’a aucune valeur. Certains esprits faux exercent leur influence longtemps après leur disparition. Pour s’imposer, André Gide a par exemple réussi à discréditer des auteurs qu’il enviait (Gourmont), et cent ans après l’index est maintenu. Non seulement personne ne les lit mais leur nom est oublié, sauf par l’élite et quelques professeurs. Du vivant d’un écrivain, seuls la plupart des autres écrivains (surtout les jaloux) et quelques bons critiques et éditeurs savent la vérité. Une élite. Le public, jamais. Après la mort de l’auteur, à chacun de juger. Tout lecteur du Livre de poche est libre de préférer comme moi l’Iliade à la Bible. Les « grands livres » sont souvent de bons livres, mais pas tous. Je déplore des vulgarités comme Belle du Seigneur ou Les Misérables. Sans parler de Musil ou des affreux sud-américains du réalisme magique à la mode dans ma jeunesse. Depuis le XVIIIe siècle le goût français n’est plus très sûr, la preuve cette obsession contemporaine de la littérature étrangère lue en traduction, ce qui équivaut à un doublage au cinéma. La fausse morale laïque s’en est mêlée, sans parler du racisme (pourquoi un écrivain noir ou arabe n’aurait-il pas ses chances d’être aussi nul qu’un autre ? On infantilise les artistes lorsqu’on les élit à cause de leur race ou de leur sexe), et sans parler des enfants eux-mêmes, omniprésents dans la fiction moderne. Beaucoup d’écrivains contemporains, femelles ou mâles, nous imposent leurs enfants, pas des enfants merveilleux comme Huckleberry Finn ou Sophie de Fleurville mais les leurs, petits tyrans normés sans portée symbolique. De manière générale je trouve la littérature contemporaine très « petite bourgeoise ». Le cardinal de Retz disait qu’on reconnaît un bourgeois à l’amour qu’il professe pour ses enfants. Si on veut lui emprunter de l’argent, on sait ce qu’il reste à faire. La dictature du woke (avec la complicité des enfants) est un cauchemar, mais heureusement pour construire un régime autoritaire il faut être organisé, désintéressé et discipliné, ce qui n’est pas le cas des nouveaux censeurs.

 

On ne sait plus qui (Nietzsche peut-être) a dit que l’ennoblissement était toujours possible. Une bêtise selon vous ? Un espoir ?

 

Le propriétaire de cette maxime confond noblesse et aristocratie. La noblesse, charge millénaire, est une qualité qui ne s’acquiert pas. Comme disait un ancien président du Jockey Club : « S’il suffisait d’avoir du mérite… ». Je ne crois pas à l’ennoblissement, je crois à la vertu, c’est-à-dire au courage.

Je ne crois pas à l’ennoblissement,
je crois à la vertu,
c’est-à-dire au courage.

Il est certain que la démagogie commerciale des réseaux sociaux et la dictature du lecteur ne favorisent pas la hauteur des ambitions. Mais l’époque de Baudelaire, de Ducasse et des comptes d’auteur n’était pas plus tendre. Un écrivain se condamne dès qu’il commence à prêter attention à son « public ». Ce qui ne veut pas dire qu’il faille se montrer abscons pour en être. Larbaud est un excellent auteur, un auteur « facile », pourtant personne ne le lit alors qu’il était du côté des maîtres puisqu’il appartenait au cercle pernicieux de la NRF. Des auteurs difficiles comme Georges Lambrichs ou le prix Nobel Claude Simon finissent dans la poussière malgré de louables exigences.

 

Cher Simon, pardonnez-nous nos offenses mais nous considérons Liberty (paru chez nous) comme l’un de vos meilleurs livres. Pour cette raison qu’il rend un son unique. Pourriez-vous expliquer cela ?

 

Liberty, refusé par deux éditeurs avant vous, est un journal intime rémunéré tenu à l’origine pour une éditrice-mécène à qui je ne demandais pas d’estime et dont je n’étais pas, je crois, le genre de beauté : Teresa Cremisi dont j’aime le caractère mais dont je ne partage pas tous les goûts. À l’époque j’étais amoureux d’une autre femme, une cuisinière plutôt dure à cuire qui était apparentée à la mafia thaïlandaise du Triangle d’Or. Le seul jugement qu’elle a jamais porté sur mon travail était : « Reading books is very boring. No? » Pour me venger je lui ai dédié mon livre le moins vendu avec Liberty, 113 études de littérature romantique (toujours disponible chez Flammarion). La littérature doit être pratiquée en amateur, dans un contexte hostile ou indifférent. Elle est meilleure quand l’auteur a faim (ou soif) et qu’il doit se battre pour survivre. J’adore Maurice Sachs, La Chasse à courre plus encore que Le Sabbat. Aucun professeur, aucun milliardaire n’a du talent. Certains rentiers oui… Mais pas trop riches.

 

Quel « revival » appelez-vous de vos vœux ?

 

En Occident l’inconfort nous manque.
Ce sont les épreuves qui fortifient les âmes.

Je ne souhaite rien. Il est possible que les temps futurs amènent des retours en arrière. En Occident l’inconfort nous manque. Ce sont les épreuves qui fortifient les âmes. La poésie naît de la faim, de la souffrance, de la présence de la mort et surtout de son acceptation. C’est une forme d’héroïsme.

 

Et quel « revival » craignez-vous ?

 

De manière générale je ne crains pas grand-chose. À part de rater mon train. Et encore…

 

Vous êtes-vous déjà autocensuré ? Quand et comment ?

 

Oui souvent, pour éviter des ennuis.

 

Quelles sont les règles apprises la nuit qui valent pour le jour ?

 

Qui te parle d’amour ce soir ne t’aimera pas demain et de qui te méprise tu tomberas amoureux.

 

Dans le privé comme dans la vie mondaine, vous êtes l’homme le plus drôle qui se puisse entendre. Quand mettrez-vous tout cela dans un livre ?

 

De manière générale j’essaye que les livres soient drôles. Dans la vie je pardonne tout (et bien plus encore) à quelqu’un qui sait m’amuser et qui sait s’amuser. Le problème c’est de rester amusant. Raison pourquoi je change parfois d’ami. Les Français sont avant tout méchants. La bonne littérature française fait rire par sa cruauté morale, Saint Simon, Balzac ou Proust sont souvent à se tordre. Sans parler des énergumènes comme Céline. Les étrangers sont différents. Il m’arrive de me retrouver en vacances à jouer à la pétanque avec de jeunes écrivains américains, c’est dur de les décoincer. Surtout depuis quelques années. Mais on peut y arriver, j’ai une bonne complicité avec Emma Cline, ma rivale mansonnienne de The Girls, qui est pleine de vices. Le bon côté des anorexiques et des auteurs célèbres à 20 ans (Capote, Lolita Pille).

 

On ne voit plus un homme au rayon littérature des libraires ? Y voyez-vous une cause ?

 

Pas remarqué… Je fréquente beaucoup les bouquinistes, où les hommes sont majoritaires. Surtout les vieux édentés qui puent. Pas pour autant qu’il faut se fier à leur goût (les clients de bouquins d’occasion sont souvent des toqués ou des esprits faibles, genre mutant à cache-nez de chez Boulinier). Le bon bouquiniste est un brocanteur qui ne lit pas ses livres et qui ne les conseille pas à ses clients. J’en ai connu d’extraordinaires qui vendaient des merveilles sans les avoir jamais ouverts. Leur expertise n’était pas la conséquence de leur culture et encore moins de leurs études mais d’une sorte de flair, fruit d’une longue pratique. Ce qui ne veut pas dire qu’ils aimaient les livres au sens de ces crétins de bibliophiles, au contraire ils les détestaient (tous ces cartons à porter !) mais ils possédaient une science qui s’est perdue. La plus belle bibliothèque que j’ai connue appartenait à une famille de diplomates chiliens dans l’île Saint-Louis. Ils marchaient sur les éditions originales achetées chez des bouquinistes et s’en servaient pour poser les plats chauds, mais quelle collection !

 

Colette disait que le style, c’est « écrire comme personne avec les mots de tout le monde ». Et vous, votre définition ?

 

Écrire vite comme on peut.

 

Si vous deviez déboulonner une statue d’écrivain, en finir avec un auteur respecté, lequel choisiriez-vous ?

 

Il faut tuer le petit Proust en nous.

Proust. Il faut tuer le petit Proust en nous. Je l’ai lu vers 25 ans, il a aidé à ma formation, mais je n’aime pas le culte de plus en plus idiot dont il est objet. Sur Proust je partage l’avis de Laure de Chevigné : « Méfiance ». Son profond attachement à la tradition catholique qui se traduit entre autres par les pages consacrées aux églises de village sauve ses lourdes théories sur les réminiscences. Mon plus grand reproche : il ne croit pas en l’amour.

 

Aujourd’hui, les mêmes livres pourraient sortir chez Stock, Flammarion, Grasset… ? Pourquoi n’existe-t-il plus d’esprit de bande ?

 

Je ne le regrette pas. Les groupes littéraires réclament trop d’égard et souvent une forme édulcorée d’homosexualité, l’estime réciproque qui cache la rivalité meurtrière. J’ai horreur des bandes. Mon père a quitté le groupe surréaliste parce qu’il s’y ennuyait. Quant aux maisons d’édition, je n’ai pas l’esprit de famille.

 

Franchement Simon. Est-ce que tout est foutu ?

 

Ma mort me tourmente un peu mais il faudrait être stupide pour croire que tout est foutu. Après avoir vu quelques décennies s’écouler et parfois s’écrouler, j’ai observé qu’on est toujours surpris. En mal comme en bien.