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García Lorca, l'ultime entretien

Cet entretien accordé par Federico García Lorca est paru le 10 juin 1936 dans le journal madrilène El Sol. Deux mois plus tard, le 18 août, Federico García Lorca était assassiné par un peloton d’exécution à Viznar, village de la province de Grenade. Le front brisé d’une balle, il fut jeté dans une fosse commune aux côtés de deux banderilleros. Cet entretien est donc le dernier du poète.

Membre de la CNT-FAI1, Federico García Lorca rejoignit la résistance antifasciste de Grenade pour combattre le coup d’État militaire contre la République. Les militaires franquistes, la Guardia civil et les paramilitaires phalangistes accusèrent le poète des « délits » les plus hétéroclites : être socialiste, anarchiste, espion pour le compte de l’URSS, franc-maçon, avoir été le secrétaire personnel du dirigeant socialiste Fernando de los Ríos et pour « pratique de l’homosexualité et aberration ». L’entretien fut publié dans la rubrique : « Dialogues d’un caricaturiste sauvage ». Le « caricaturiste sauvage » n’était autre qu’un grand ami de Federico García Lorca, le peintre et dessinateur catalan Lluís Bagaría i Bou (1882-1940).

 

Federico García Lorca (devançant la première question de son intervieweur) : Toi qui as donné un cachet lyrique à la tête de courge de Gil-Robles2, qui as imaginé Unamuno3 en hibou et Baroja 4 en chien sans maître, peux-tu m’expliquer quelle signification revêt l’escargot dans le paysage pur de ton œuvre ?

 

Lluís Bagaría i Bou : Federico, mon ami, tu m’interroges sur la raison de ma prédilection pour les escargots dans mes dessins. Eh bien c’est très simple : pour moi, l’escargot a une valeur sentimentale liée à l’un de mes souvenirs. Un jour, alors que je dessinais, ma mère s’est approchée et, observant mes gribouillages, m’a dit : « Mon fils, je mourrai sans pouvoir comprendre comment tu parviens à gagner ta vie en faisant des escargots ». C’est ainsi que j’ai baptisé mes dessins depuis. Voilà ta curiosité satisfaite.

Poète García Lorca, subtil et profond, car tes vers doux et beaux, des vers aux ailes d’acier bien trempé, percent les entrailles de la Terre : crois-tu, poète, à l’art pour l’art, ou au contraire l’art doit-il se mettre au service d’un peuple pour pleurer avec lui quand il pleure et rire avec lui quand il rit ?

 

À ta question, grand et cher Bagaría, je dois répondre que ce concept de l’art serait une chose cruelle s’il n’était, heureusement, mièvre. Aucun homme digne de ce nom ne croit plus en cette vétille de l’art pur, de l’art pour l’art lui-même. À cette période dramatique que vit le monde, l’artiste doit pleurer et rire avec son peuple. Il faut renoncer au bouquet de lys pour se plonger dans la boue jusqu’à la taille afin d’aider ceux qui cherchent les lys. Pour ma part, je ressens un véritable désir de communiquer avec les autres. C’est pour cette raison que j’ai frappé à la porte du théâtre et que c’est au théâtre que je consacre toute ma sensibilité.

 

Crois-tu que composer de la poésie engendre un rapprochement vers un au-delà futur ou, au contraire, que cela éloigne davantage les rêves de l’autre vie ?

 

Je ne me suis pas soucié de naître, je ne me soucie pas de mourir.

Cette question insolite et difficile provient de la vive inquiétude métaphysique qui emplit ta vie et que seuls ceux qui te connaissent comprennent. La création poétique est un mystère insondable, comme le mystère de la naissance de l’homme. On entend des voix d’on ne sait où, et il est inutile de se soucier de leur provenance. De même que je ne me suis pas soucié de naître, je ne me soucie pas de mourir. J’écoute la Nature et l’homme avec émerveillement, et je transcris ce qu’ils m’enseignent sans pédanterie et sans attribuer aux choses un sens dont j’ignore si elles l’ont. Ni le poète ni personne d’autre ne détient la clef du secret du monde. Je veux être bon, je sais que la poésie élève, et en étant aussi bon avec l’âne qu’avec le philosophe, je crois fermement que si un au-delà existe, j’aurai l’agréable surprise d’y entrer. Mais la douleur de l’homme, l’injustice constante qui jaillit du monde, ainsi que mon propre corps et ma pensée m’empêchent de déplacer ma maison parmi les étoiles.

 

Ne penses-tu pas, poète, que seul le bonheur réside dans la brume d’une ivresse, ivresse des lèvres d’une femme, du vin, d’un beau paysage, et qu’en se faisant collectionneur de moments intenses, on crée des moments d’éternité, bien que l’éternité n’existe point et qu’elle doive apprendre de nous ?

 

Je ne sais, Bagaría, en quoi consiste le bonheur. Si j’en crois le texte que j’ai étudié au lycée, celui de l’ineffable universitaire Ortí y Lara, le bonheur ne peut se trouver que dans le ciel ; mais si l’éternité est une invention de l’homme, je crois qu’il existe dans le monde des faits et des choses qui sont dignes d’elle et qui, par leur beauté et leur transcendance, sont les modèles absolus d’un ordre perpétuel. Pourquoi me demandes-tu cela ? Toi, ce que tu veux, c’est que nous nous retrouvions dans l’autre monde et que nous continuions notre conversation sous le toit d’un prodigieux café-concert avec des ailes, des rires et une inénarrable bière éternelle. Bagaría, n’aie crainte… Sois certain que nous nous retrouverons.

 

Tu seras surpris, poète, des questions de ce caricaturiste sauvage. Comme tu le sais, je suis un être de beaucoup de plumes et de peu de croyances, sauvage à la chair endolorie ; et dis-toi, poète, que tout ce tragique bagage de l’existence a fleuri dans un vers que balbutièrent les lèvres de mes parents. Ne penses-tu pas que lorsqu’il disait qu’« être né est le premier délit de l’homme », Calderón de la Barca avait davantage raison que l’optimisme de Muñoz Seca ?

 

Tes questions ne me surprennent absolument pas. Tu es un vrai poète, qui met à tout moment la plaie sur le doigt [sic]. Je te réponds en toute sincérité, avec simplicité, et si je me trompe et que je balbutie, ce n’est que par ignorance. Les plumes de ta sauvagerie sont des plumes d’ange, et derrière le tambour qui donne son rythme à ta danse macabre se trouve une lyre rose telles celles peintes par les primitifs italiens. L’optimisme est propre aux âmes dotées d’une seule dimension, aux âmes aveugles au torrent de larmes qui nous entoure, découlant de choses sans remèdes.

Poète Lorca, sensible et humain : nous continuons à parler de choses de l’au-delà. Je reviens à ce même thème car il se répète lui-même. Ceux qui croient en une vie future, peuvent-ils se réjouir de se retrouver dans un pays où les âmes n’ont pas de lèvres de chair pour embrasser ? Ne vaut-il pas mieux le silence du rien ?

 

Mon si bon et tourmenté Bagaría : ne sais-tu pas que l’Église parle de la résurrection de la chair comme de la grande récompense de ses fidèles ? Le prophète Isaïe le dit dans un terrible verset : « Et les os brisés trouveront réjouissance dans le Seigneur ». Et j’ai vu au cimetière de San Martín une pierre tombale sur une tombe déjà vide, une pierre tombale qui pendait du mur détruit comme une dent de vieille et qui disait ceci : « Ici madame Micaela Gómez attend la résurrection de sa chair. » Une idée s’exprime et est possible parce que nous avons une tête et des mains. Les créatures ne veulent pas être des ombres.

 

Crois-tu que remettre les clefs de ta terre de Grenade fut une chose judicieuse 5 ?

 

Ce fut une très mauvaise chose, même si on dit le contraire dans les écoles. Une civilisation admirable, une poésie, une astronomie, une architecture et une délicatesse uniques au monde ont disparu pour céder la place à une ville pauvre, lâche, à une « terre du chavico 6 » où s’ébat actuellement la pire bourgeoisie d’Espagne.

 

Ne crois-tu pas, Federico, que la patrie n’est rien, que les frontières sont vouées à disparaître ? Pourquoi un Espagnol mauvais devrait-il être davantage notre frère qu’un Chinois vertueux ?

 

Je hais celui qui est espagnol simplement parce qu’il est espagnol.

Je suis entièrement espagnol et il me serait impossible de vivre hors de mes limites géographiques, mais je hais celui qui est espagnol simplement parce qu’il est espagnol. Je suis le frère de tous et j’exècre l’homme qui se sacrifie au nom d’une idée nationaliste abstraite pour la simple raison qu’il aime sa patrie avec les yeux bandés. Le Chinois vertueux est plus proche de moi que l’Espagnol mauvais. Je chante l’Espagne et je la ressens jusqu’à la moelle, mais je suis avant tout un homme du monde et frère de tous. Je ne crois donc évidemment pas en la frontière politique. Bagaría, mon ami : les intervieweurs ne vont pas toujours poser les questions. Je crois que les interviewés en ont aussi le droit. D’où vient ce désir, cette soif de l’au-delà qui te poursuit ? As-tu vraiment envie de survivre à toi-même ? Ne penses-tu pas que la décision est déjà prise et que l’homme ne peut rien y faire, que ce soit avec ou sans foi ?

 

Satisfaits, malheureusement, satisfaits. Au fond, je suis un non-croyant affamé de foi. C’est si tragiquement douloureux, de disparaître pour toujours. Santé aux lèvres de femme, à toi, verre de bon vin qui as su faire oublier la tragique vérité, au paysage, lumière qui as fait oublier l’ombre ! Lors de la fin tragique, je souhaiterais perdurer d’une seule façon : que mon corps soit enterré dans un potager, qu’au moins mon au-delà soit un au-delà d’engrais.

 

Veux-tu me dire pourquoi tous les politiques que tu croques ont un corps de grenouille ?

 

Parce que la plupart vivent dans des mares.

 

Dans quel pré Romanones cueille-t-il les ineffables marguerites de son nez ?

 

Cher poète, tu fais allusion à l’une des choses qui touchent au plus profond de mon âme. Nez de Romanones, admirable nez ! Celui de Cyrano était un nez effacé à côté du nez de mes amours. Rostand s’est moins délecté que moi avec le mien. Ô « panneaux 7 » d’inspiration pour mes dessins ! Mes marguerites s’en sont allées lorsqu’on les remit dans une gare solitaire, sur la route de Fontainebleau. Comme c’est démodé, on ne t’a sûrement jamais demandé quelle est ta fleur préférée. Mais puisque moi, j’ai maintenant étudié le langage des fleurs, je te le demande : quelle fleur préfères-tu p;? En as-tu déjà porté une à la boutonnière ?

 

Cher ami : penses-tu peut-être donner des conférences comme García Sanchíz 8 pour demander ce genre de choses ?

 

Dieu m’en garde ! Je n’aspire pas à être un piètre violoncelliste.

 

À quoi est dû, cher Bagaría, le sentiment humain dont tu dotes les animaux que tu dessines ?

 

Cher Lorca, selon les catholiques, les animaux sont dépourvus d’âme ; hormis quelques animaux corrompus, comme le chien de saint Roch, le cochon de saint Antoine, le coq de saint Pierre et la tourterelle de la charpenterie divine ; et moi j’ai choisi de rendre humains les animaux privés de parrains, de leur donner de la dignité à l’aide de mon crayon pour qu’ils servent de contraste aux hommes à l’animalité pure. Cher Lorca, je vais t’interroger sur les deux choses qui, à mon sens, ont le plus de valeur en Espagne : le chant gitan et la tauromachie. Le seul défaut que je trouve au chant gitan est que ses vers ne se souviennent que de la mère. Le père, que le diable l’emporte. Et cela me semble injuste. Blague à part, je pense que ce chant incarne la grande valeur de notre terre.

 

Très peu connaissent le chant gitan, car ce qu’on voit souvent dans les tablados 9 est ce qu’on appelle le flamenco, qui en est une dégénérescence. Il vaut mieux ne rien en dire dans ce dialogue, car ce serait bien trop long et peu journalistique. Quant à ta plaisanterie selon laquelle les gitans ne se souviennent que de leur mère, tu n’as pas tout à fait tort, puisqu’ils vivent sous un régime matriarcal, et que les pères ne se comportent pas comme des pères, mais restent pour toujours les fils de leurs mères et vivent comme tels. Quoi qu’il en soit, la poésie populaire gitane contient d’admirables poèmes dédiés au sentiment paternel, mais ils sont très rares.

La corrida est la plus cultivée des fêtes au monde.

L’autre grand sujet sur lequel tu m’interroges, la tauromachie, est probablement la principale richesse poétique et vitale de l’Espagne, incroyablement peu mise à profit par les écrivains et artistes en raison avant tout de l’éducation pédagogique erronée qu’on nous a donnée et que nous, les hommes de ma génération, avons été les premiers à rejeter. Je crois que la corrida est la plus cultivée des fêtes au monde. C’est du drame pur, où l’Espagnol verse ses meilleures larmes et sa meilleure bile. C’est le seul lieu où l’on se rend avec la certitude de voir la mort ceinte de la beauté la plus renversante. Qu’adviendrait-il du printemps espagnol, de notre sang et de notre langue si les clairons dramatiques de la corrida cessaient de retentir ? Par tempérament et par goût poétique, je suis un fervent admirateur de Belmonte.

 

Quels poètes espagnols contemporains te plaisent le plus ?

 

Il y a deux maîtres : Antonio Machado et Juan Ramón Jiménez. Le premier, havre de pure sérénité et de perfection poétique, poète humain et divin, échappant déjà à toute lutte, maître absolu de son prodigieux monde intérieur. Le second, grand poète troublé par une terrible exaltation de son moi, lacéré par la réalité qui l’entoure, incroyablement affecté par des choses insignifiantes, tout ouïe au monde, ce véritable ennemi de son âme merveilleuse et unique de poète.

Adieu, Bagaría. Quand tu rentreras à tes huttes avec les fleurs, les bêtes sauvages et les torrents, dis à tes farouches compagnons qu’ils ne se laissent pas tromper par les allers-retours vers nos villes, aux bêtes sauvages que tu as peintes avec une tendresse franciscaine, qu’elles ne cèdent pas à un moment de folie pour se faire animaux domestiques, et aux fleurs, qu’elles n’exposent pas trop crânement leur beauté, car on leur passerait les menottes pour les faire vivre sur les ventres corrompus des morts.

 

Tu as raison, poète. Je retourne à ma forêt, à rugir mes rugissements, plus aimables que les belles paroles des amis, qui sont parfois des blasphèmes à voix basse.

 

Traduit de l’espagnol par Aloïse Denis.

 

1. Confédération nationale du travail – Fédération anarchiste ibérique.

2. José María Gil-Robles y Quiñones (1898-1980) : homme politique espagnol, chef de la Confédération espagnole des droites autonomes (CEDA), qui fut ministre de la Guerre en 1935.

3. Miguel de Unamuno (1864-1936) : écrivain et philosophe espagnol, l’un des plus importants de la première moitié du XXe siècle.

4. Pío Baroja (1872-1956) : écrivain espagnol appartenant à la « génération de 98 ».

5. Référence à la prise de Grenade en 1492, qui marque la défaite de Boabdil face aux Rois Catholiques.

6. Autre nom de l’ochavo, ancienne pièce de monnaie de peu de valeur, équivalente à dix centimes de peseta.

7. En français dans le texte.

8. Écrivain et journaliste carliste puis franquiste ayant donné de très nombreuses conférences.

9. Le tablado est le plancher sur lequel se danse le flamenco et désigne, par extension, les cabarets flamencos.