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Jacques Chancel reçoit Paul Morand

Paul Morand fait paraître Venises en mars 1971, livre-testament (« Venise jalonne mes jours comme les espars à tête goudronnés balisent sa lagune ») et œuvre majeure d’une bibliographie s’étalant sur sept décennies. Au début du mois de mai, Morand est l’invité d’un Jacques Chancel bluffé par la vitalité de son interlocuteur. Durant cette Radioscopie, l’écrivain tombe le masque, multiplie les anecdotes sur « le long accident que fut [sa] vie » et fait voler en éclats quelques légendes. Notamment celle de l’homme pressé, qu’une critique paresseuse et suiviste persiste à véhiculer. « Venises, c’est le livre d’un homme qui va doucement, qui va à pied. » Cet entretien avec Jacques Chancel précède de quelques semaines une autre confession au long cours, télévisée celle-là, et plus connue, que Paul Morand offrit à Jean José Marchand et Pierre-André Boutang, dans le cadre des Archives du xxe siècle.

 

Jacques Chancel : Jacques Chardonne disait : « Paul Morand est l’inventeur du style nouveau : le trait en éclair, le ton cassant, l’image qui fait sursauter, viennent de lui. » Proust, lui, définissait d’un mot votre style : « Il est singulier. » Le style, c’est l’homme, et Proust était bon juge. Vous avez toujours eu, Paul Morand, le naturel d’un homme qui refuse de se contrefaire et qui n’aime pas se gêner. Vous êtes un homme heureux et longtemps on ne vous l’a pas pardonné. Pourtant, vous avez tout subi, la fortune, la célébrité, les honneurs et même l’exil. Alors aujourd’hui, à quatre-vingt-trois ans – je dis bien quatre-vingt-trois et vous êtes très jeune –, quel homme êtes-vous ?

Paul Morand : Eh bien, il faut d’abord regarder quel homme j’étais. Si vous ouvrez Venises, vous trouverez une photographie de 1908 un petit peu touchante, un petit peu ridicule, mais elle permet de comparer l’époque d’alors avec l’époque actuelle.

Et ce qui est frappant, c’est que, depuis, les hommes et surtout les jeunes gens se sont dépouillés. Je parle au sens absolument matériel du mot : les souliers de daim blanc, les chaussettes blanches, le chapeau blanc. On se demande même maintenant qui a des chapeaux et comment vivent les chapeliers. Je regarde les boutiques des chapeliers en me le demandant. Eh bien, évidemment, on était empesé. Il y avait de l’empois non seulement dans les plastrons de chemise et les manchettes, mais aussi dans tout, dans la pensée et dans l’éducation qu’on vous donnait, alors qu’à l’heure actuelle on est tout de même absolument libre.

 

Vous aviez le teint mat vous-même, les cheveux gominés, à l’époque ?

Oui, on portait les cheveux très collés, très en arrière, style prince de Galles quand il était à Oxford.

 

Lorsque vous voyez les jeunes d’aujourd’hui avec leurs cheveux très longs, ça vous surprend, ça vous déplaît ?

Non, ça ne me déplaît pas et parfois, c’est absolument ravissant. J’aime beaucoup les cheveux très, très longs ; seulement je trouve qu’il faut les laver plus souvent.

 

Vous aviez vingt ans en 1928, en 1908, pardon…

Si vieux que les siècles ne comptent pas…

 

Est-ce que cette époque ressemblait à la nôtre ?

Non, c’était à peu près le contraire, n’est-ce pas ? On ne se dépouillait pas et on avait tout de même pour les vieux énormément de considération. On parlait à son chef talons joints, presque comme font encore les officiers. On les respectait. Toute la première partie de mon livre s’appelle Le Palais des anciens, vous imaginez à quel point on était heureux de vivre dans le monde des anciens et sans aucune espèce de contestation. La contestation est apparue pendant la Première guerre.

 

Mais vous la comprenez, cette contestation ?

Oui, bien sûr. Après tout ce qui est arrivé, il est naturel d’appartenir à la minorité criante.

 

Paul Morand, je vous ai vu photographié dans des voitures de sport. Vous étiez à votre époque « l’élégant jeune homme » ?

J’ai échappé à cette chose épouvantable qu’on appelle le « Tout-Paris »

Oh non, je n’étais pas plus élégant que n’importe qui. Seulement, évidemment, le monde des automobilistes était un petit monde curieux. Valery Larbaud me disait un jour – il avait des voitures beaucoup plus grandes et cela dix ou quinze ans avant moi : « Quand on se croisait, d’une voiture automobile à une autre on se saluait. » On appartenait à une espèce de famille. Remarquez, j’ai encore connu il n’y a pas si longtemps des vieux maîtres de manège qui vous obligeaient à saluer, en forêt, le cavalier qu’on rencontrait. Cet esprit n’existe plus que les chez les alpinistes, au-dessus de 3 500 à 4 000 mètres.

 

Vous avez été l’un des représentants les plus en vue de l’entre-deux-guerres ?

Oh ! Pas du tout ; dès que j’ai vu que l’entre-deux-guerres devenait tout de même un peu chienlit, je suis parti à l’étranger ou j’avais passé une partie de ma jeunesse, et j’ai échappé à cette chose épouvantable qu’on appelle le « Tout-Paris ».

 

Qu’est-ce que pour vous que le « Tout-Paris », cela existe encore ?

Non, le Tout-Paris était un phénomène groupé surtout autour du théâtre et des générales ; maintenant, je ne sais pas. Je sens que c’est l’enfer quand je lis ça dans le journal.

 

Est-ce que c’est pesant quatre-vingt-trois ans, Paul Morand ?

Oui, bien sûr, bien sûr.

 

On n’en a pas l’impression lorsqu’on vous regarde.

Il s’agit de donner l’impression que ça ne l’est pas, mais c’est pesant ; selon le moment, ça peut être le matin, ça peut être le soir.

 

Il vous arrive de vous interroger sur votre avenir ?

Oh non ! Parce que j’envisage l’avenir avec beaucoup de calme.

 

Vous ne vous cachez plus derrière votre légende ? Car il y avait une légende Paul Morand ?

Oui, mais tout le monde en a eu une. Elle était aussi stupide que les autres, n’est-ce pas ?

 

On dit de vous : « C’est un homme pressé, cosmopolite, désinvolte et heureux », enfin on le disait en tout cas.

On nous a appris qu’il y avait les intermittences du cœur, il y a aussi les intermittences du bonheur

Naturellement, c’était toujours le rêve de mon père. On demandait à mon père : « Que voulez-vous faire de votre fils, le dirigez-vous vers telle ou telle carrière ? » Il disait très simplement – car c’était un homme très simple : « Je veux en faire un homme heureux. » Alors cela stupéfiait les gens. Évidemment comme carrière c’est insuffisant.

 

Les hommes heureux, cela existe ?

Les hommes momentanément heureux, oui. On nous a appris qu’il y avait les intermittences du cœur, il y a aussi les intermittences du bonheur.

 

Je ne sais pas si c’est vous qui avez dit cela, Paul Morand, mais j’ai retenu cette phrase : « Les livres sont des actes manqués. »

Je ne crois pas que ce soit moi ; d’ailleurs, je ne me rappelle jamais ce que j’ai dit. Je crois plutôt que les livres sont des actes réussis.

 

Vous avez dit : « Je ne désire absolument rien, rien que le désert insolvable qu’aucune frontière n’arrête. » Si vous ne désirez rien, est-ce parce que vous avez tout eu ?

Oh non ! C’est parce que j’ai des désirs très limités. D’abord, toutes les choses que j’ai ardemment suivies, je ne les ai pas eues. Toutes les choses auxquelles je ne faisais pas attention me sont arrivées. C’est le jeu de la destinée et de l’homme.

 

Vous étouffez toujours sous d’incroyables épaisseurs de silence ?

Oui, toujours, toujours. Elles sont moins épaisses grâce à vous, Chancel, mais elles existent.

 

J’avais beaucoup aimé cette phrase dans Magie noire : « Comment rester sur place tandis que le temps glacé fond entre nos mains chaudes ? »

Naturellement ; vous vous souvenez lorsqu’il fallait apporter au sultan des sorbets qu’on allait chercher au sommet du Liban. Si on arrivait et que le sorbet avait fondu, on vous coupait la tête.

 

Votre père était directeur de l’École des arts décoratifs…

Oui, c’est cela. Il a formé toute une série de jeunes gens assez étonnants qui commence avec Segonzac, Oudot, Legueult, Brianchon et se poursuit avec Vuillard et Bonnard.

 

Vous avez eu de la chance, dans votre jeunesse, de connaître des gens dont certains noms sont célèbres aujourd’hui, dont le nom est très connu, et qui à l’époque…

Oui, mais on ne s’en apercevait absolument pas, vous savez. Quand, en 1920, on déjeunait avec Braque et on dînait avec Picasso, cela semblait absolument naturel. Ils étaient là. Et ils seraient toujours là, ou bien remplacés par d’autres. Et cinquante ans après, on s’aperçoit qu’il n’y a pas tellement de Picasso et de Braque.

 

Qui avez-vous connu à ce moment-là ? Oscar Wilde, Massenet, Sarah Bernhardt ?

Ah non ! Tout cela c’était bien avant. Ne confondons pas, ne faisons pas comme les journalistes…

 

Je parle de vos parents qui avaient la chance de connaître beaucoup de gens, justement…

Beaucoup de gens parce que mon père avait écrit plusieurs pièces ; il y avait alors pas mal de musiciens dans mon milieu : Pierné, Massenet, Gounod…

 

Vous pensez qu’il est important lorsqu’on est jeune de connaître des gens de cette intelligence ou de ce talent ?

Oui. D’abord, c’est extrêmement pittoresque ; et puis on s’aperçoit tout de même qu’ils ont de la technique et c’est d’eux que nous pouvons l’apprendre.

 

Qu’avez-vous fait de votre vie, Paul Morand ? D’abord, êtes-vous content de la vie que vous avez eue ?

Je suis très content parce que j’ai eu une chance inespérée.

 

Avec quand même quelques trous ?

Avec des tas de trous mais enfin, raison de plus.

 

Vous avez été diplomate…

J’ai été diplomate mais j’ai cessé rapidement de l’être et je suis revenu au moment de la guerre. Mais enfin, elle n’a pas joué son rôle… Sauf cette part de vie à l’étranger, évidemment, qui m’a dépaysé très jeune. Mais je l’étais déjà depuis mon enfance ; par conséquent, j’ai l’habitude de l’étranger. Je ne fais pas de différence quand je me lève le matin en Suisse, que je suis aux séances de l’Académie l’après-midi et que je me recouche dans mon lit le soir même à Vevey. Cela me semble une vie tout à fait normale, c’est comme si je prenais le tramway.

 

Il y a une période dont vous ne vous voulez pas parler, c’est la période 1944, lorsque vous étiez ambassadeur à Berne ?

Je ne demanderais pas mieux que d’en parler – je ne regrette pas ce que j’ai fait – seulement il est certain qu’il faudrait trois heures d’affilée.

 

Aujourd’hui, Paul Morand, si c’était à refaire, vous seriez encore à la disposition du maréchal Pétain ?

Je vais vous expliquer en deux mots. À ce moment-là, personne ne se doutait de ce qu’on avait fait au juste. Et quand je dis « personne », je suis sûr que même l’ambassade d’Allemagne à Vichy ne le savait pas. Par conséquent, il n’aurait pas été question de rester une heure si j’avais appris ce qui s’était passé. Voilà, un point c’est tout.

 

Et pendant longtemps, on vous en a voulu. On vous a refusé l’Académie française…

Bien sûr, bien sûr, mais cela n’a pas d’importance.

 

Quatre fois… Et puis vous y êtes entré il y a deux ans. Tout le monde vous y attendait. Et malgré tout ce fut pour vous le couronnement ?

Tout le monde a été d’une grande gentillesse. D’abord, comme dit Sainte-Beuve, « à l’Académie, tout le monde s’aborde par les surfaces polies » ; c’est déjà énorme d’avoir affaire à des gens très bien élevés. De plus, c’est un cercle absolument délicieux, agréable, et je suis enchanté d’en être.

 

Mais il fut un temps où vous vous disiez : « quand même, cette Académie, elle n’est pas possible, elle ne veut pas de moi » ?

Oh non ! Je n’ai jamais dit cela.

 

Officiellement…

Non, non, vraiment pas.

 

Alors, maintenant dans cette docte assemblée, lorsque vous rencontrez vos confrères, comment faites-vous devant ceux qui étaient véritablement des anti-Morand ?

Eh bien, comme s’ils n’existaient pas. Ils sont peut-être plus gentils que les autres. Mais enfin, tout cela se passe admirablement, comme toujours entre gens bien élevés.

 

De votre vie, vous voulez qu’on retienne seulement que vous étiez un écrivain ?

Vous retiendrez ce que vous voulez. Mais bien sûr, c’est tout de même la littérature qui compte.

 

Vous vous situez où dans le domaine de la littérature ?

Vous savez, c’est très difficile à dire. J’ai essayé un peu de parler de moi dans Venises, ce qui ne m’est pas arrivé souvent, n’est-ce pas ? Il y a plusieurs façons de s’aborder. Jouhandeau par exemple, se réveille à quatre heures du matin et écrit tout ce qu’il pense. Le soir, il a pratiquement fait un livre. C’est d’ailleurs étonnant, car non seulement la pensée est très belle, mais la forme est toujours naturellement parfaite. Voilà un homme qui n’est préoccupé que de lui et de ce qui lui arrive. Vous avez à l’opposé un homme comme Giraudoux, qui a toujours présenté des personnages allégoriques, dramatiques, et qui n’apparaît presque pas. Et entre les deux, je citerai Proust, qui tantôt s’appelle « je » et tantôt s’appelle « le narrateur ». Il sort de lui-même et y rentre à volonté. De toute façon, je crois que ce ne sont que des questions de forme, et qu’il faut vraiment conclure avec Picasso en disant : « On ne fait jamais que son propre portrait. »

 

Vous pensez, Paul Morand, que vous êtes venu un peu tard à l’Académie ? Rostand était y était entré très jeune, je crois.

Vous savez, cela dépend. Il y a des époques comme l’époque romantique où, très souvent, l’on y entrait entre trente et trente-cinq ans. C’est une consécration agréable. Mais l’Académie est surtout un club pour vieux messieurs qui ne vont plus jamais nulle part. C’est charmant.

 

Vous vous considérez comme des vieux messieurs, des jeunes vieux messieurs ?

Moi, en tout cas. C’est très agréable d’être à côté de Montherlant, de bavarder avec lui de son dernier livre et d’en rendre compte comme j’ai pu le faire. Aujourd’hui, durant le trimestre où l’on est directeur, on fait une petite conversation sur les derniers ouvrages de ses confrères.

 

Paul Morand, qui souhaiteriez-vous voir à vos côtés sous la Coupole ?

D’abord tous les jeunes, des jeunes critiques. Il y a une génération de critiques absolument étonnante. Ils sont tous plus brillants, plus cultivés et plus intelligents les uns que les autres. Il y a cinq ou six critiques à mon avis…

 

Des noms ? Vous ne voulez pas en donner ?

Non, mais tout le monde les connaît.

 

Cesbron ? Je sais que vous avez dit que Gilbert Cesbron devrait avoir sa place, de la même manière que Mandiargues.

Bien sûr, bien sûr.

 

Cela serait un bon choix ?

Oui, ainsi que Curtis, Bory, Jean-Jacques Gautier…

 

Vous voyez que vous donnez quand même des noms.

Non, c’est vous qui me le demandez.

 

Il y a toujours une réputation de luxe qui a entouré votre nom.

Oui, ça c’est l’idiotie. Les gens n’ont qu’à me regarder vivre. Je suis toujours en espadrilles et en col roulé ; je suis rentré à cinq heures du soir et je ne sors jamais.

 

Le snobisme de votre époque ressemblait-il au nôtre ?

Non, pratiquement pas ; aujourd’hui c’est une autre espèce de snobisme : celui du million d’aides, de la télévision, de gloire et de réputation faite en six minutes ; il n’a plus aucun rapport avec le long cheminement qu’il représentait au xixe siècle.

 

Vous pensez que les gloires se font trop vite actuellement ?

Oh ! pas trop vite. La gloire est faite pour être démolie.

 

Il vous arrive de regarder la télévision, d’écouter la radio, d’aller au cinéma, de voir des pièces de théâtre ?

Les pièces de théâtre non, car j’aime bien étendre mes jambes. Mais la télévision, je la regarde tous les soirs.

 

Quelles sont par exemple les émissions que vous préférez à la télévision ? Vous devez être un sacré critique ?

Eh bien, savez-vous, je mets rarement le son. Je regarde la télévision parce qu’elle est pour moi une sorte de veilleuse agréable ; elle m’achemine vers le sommeil tout doucement…

 

C’est gentil pour ceux qui font des émissions !

Et puis c’est amusant de voir les figures des speakers qui sont là à dire attentivement le texte qu’on leur a donné et qui n’osent pas lever les yeux du papier qu’ils doivent lire.

 

Vous avez le goût de l’ironie, Paul Morand. De tous vos livres, quel est celui que vous préférez ?

J’aime beaucoup – ou du moins je crois avoir réussi assez bien – Le Flagellant de Séville d’une part et la biographie de Fouquet de l’autre.

 

Admirable biographie !

J’aime bien, vous savez, les vies manquées. L’échec m’a toujours attendri.

 

Vous aimez bien les vies manquées, vous aimez bien les échecs, mais tout cela ce n’est pas du tout vous ?

J’aime bien les vies manquées. L’échec m’a toujours attendri

J’aime bien être du côté où les gens ne sont pas. J’ai été dreyfusard car j’étais le seul de la classe ; j’étais alors très, très content. J’ai détesté le général de Gaulle, puis quand j’ai vu sa dernière photographie sur la plage d’Irlande, ce vieux monsieur tout seul, abandonné, avec un pardessus de ville un peu lamentable, j’ai été tout près de l’aimer.

 

Vous avez eu des haines dans votre vie ?

Non, je n’ai pas le temps, la vie est trop courte.

 

Vous savez détester ?

À peine, peu de temps.

 

Lorsqu’on sait détester, on sait beaucoup aimer ?

Oui, certainement. Le cœur chaud est chaud dans tous les sens. D’ailleurs, sans cœur chaud on ne peut pas faire de livres, n’est-ce pas ? Il faut que le moteur soit chauffé. Il faut donc un moteur. Et l’amour, la haine, ce sont des moteurs de livres. Mais s’il n’y a pas de moteurs, on fait… l’université.

 

Vous avez quatre-vingt-trois ans – je n’arrête pas de le dire, c’est admirable – vous venez de publier un nouveau livre, Venises, et tout cela ne vous étonne pas, tout cela c’est encore votre jeunesse ?

Sans cœur chaud on ne peut pas faire de livres

Vous savez, on s’étonne après, mais on ne s’étonne jamais pendant.

 

Vous trouvez cela parfaitement normal ?

Oui, il faut beaucoup de recul, alors on voit les choses comme elles sont.

 

Vous écrivez avec la même facilité qu’avant ?

C’est ce que tout le monde me demande. J’écris avec la plus grande difficulté, suant sang et eau, et écrivant le moins possible.

 

Vous ne raturez pas ?

Je rature beaucoup. Je me promène entre chaque phrase, je vais au marché, je fais de la bicyclette, je vais nager, mais je n’ai jamais pu m’asseoir à une table de travail comme on dit, ni être un écrivain de cabinet.

 

Vous avez des choses à vous reprocher ?

Tout être moyennement intelligent a besoin de s’adresser des reproches. Quand on entend les prêtres vous dire : « Repentez-vous, repentez-vous », je leur dis toujours : « La vie se passe en repentir. » Tout homme intelligent se repentit, vous ne trouvez pas ?

 

Tout à fait. Vous aurez bien mené votre vie, vous ?

J’ai bien aimé les gens qui ont orné ma vie, qui l’ont facilitée, qui l’ont embellie.

 

Paul Morand, cette littérature d’aujourd’hui vous paraît un peu étrangère, ou bien vous vous y sentez bien ?

Cela dépend. La littérature d’aujourd’hui, qu’est-ce que c’est ? Ce n’est pas le roman d’il y a dix ans. C’est déjà maintenant, c’est-à-dire complètement autre chose, n’est-ce pas ? Les modes en littérature, en philosophie, en médecine, vont aujourd’hui à une rapidité folle.

 

Vous arrive-t-il de lire le Nouveau Roman ?

Non. Je suis un très bon lecteur, ma femme aussi. Nous lisons énormément. Mais le Nouveau Roman… D’ailleurs, il est très difficile de lire plus de trois pages parce que le sommeil vous gagne !

 

Quels sont vos choix littéraires en ce moment par exemple ?

Je relis tous les grands.

 

Mais pas ceux d’aujourd’hui ?

Les trois grands : Proust, Céline et Bernanos. Un point c’est tout. Quand on a cela dans un siècle, on n’a pas besoin d’autre chose.

 

Vous pensez que dans les années qui suivent, on aura des hommes de cette classe ?

Je vous dis que je crois que c’est une très grande génération de critiques. Quand je vois la stupidité de ceux de ma jeunesse, que ce soient Brunetière – Faguet était encore le moins bête – Jules Lemaître et les autres comparés à cette brillante pléiade dans les hebdomadaires et dans les revues, même les revues littéraires – le peu qu’il en reste maintenant – c’est absolument prodigieux. Ils auraient été des champions de la critique au début du xixe siècle.

 

Comment occupez-vous vos journées ? D’une manière sage ?

Oh ! Dieu le sait, d’une manière extrêmement sage ! Les lettres, les coups de téléphone le matin, ensuite le sport et puis…

 

Que faites-vous comme sport ?

De la culture physique.

 

Tous les jours ?

Tous les jours, une heure, naturellement.

 

Chapeau !

C’est indispensable vous savez. Je serais dans une petite voiture ; je serais un vieux monsieur. Tout serait soudé si je ne faisais pas cela. Après, je reste généralement chez moi. Je vais quelquefois chez mon éditeur, mais enfin pas souvent. Et je rentre vers cinq ou six heures, et je ne sors plus. Je ne sors jamais le soir.

 

Jamais le soir ?

Jamais le soir, non, non.

 

Même pour un dîner ?

Je ne dîne jamais en ville. C’est la mort. C’est ce qui peut arriver de plus embêtant, de plus ennuyeux et de plus dangereux pour la santé. C’est vraiment la catastrophe le dîner en ville : la dame idiote qui arrive avec une heure de retard, le beau parleur qui est encore là à une heure du matin, c’est épouvantable cette idée : une calamité de l’existence ! J’ai rayé cela une fois pour toutes. Un jour que je voyais Claudel à Washington, il s’amusait avec moi, nous étions seuls et je lui racontais des histoires de Paris ; tout à coup, il me dit : « Il faut que je mette mon habit, je dîne chez la femme d’un sénateur américain. » Et il ajoute : « Toute vie, après tout, a une part de mortification. »

 

Il faut se sacrifier parfois ?

Claudel était très amusant, très gai, très camarade. Je lisais un livre de Troyat qui venait de paraître sur Gogol. Vous savez, Gogol est le romancier de deux grandes farces qui s’appellent Les Âmes mortes d’une part, et la pièce Le Revizor, d’autre part. À propos de farce, ça me rappelle une histoire de Claudel qui était amusante, à Washington également. J’étais chez lui, je prenais mon déjeuner du matin, il arrive avec les journaux français et il me dit : « Morand, regardez cette histoire extraordinaire. Voilà un homme qui se fait passer pour un éleveur de porcs, en France. Eh bien, il a réussi à obtenir des crédits du ministère de l’Agriculture, des syndicats, etc., et il n’a jamais vu un porc de sa vie ! Morand, il faut faire une pièce là-dessus. Nous allons faire une comédie. » Je le rencontre quelques jours après à New York et il me dit : « J’ai le titre de notre farce ; elle s’appellera Le Cochon tricolore ! » C’est vous dire s’il avait un côté farceur qu’on retrouve d’ailleurs dans L’Ours et la Lune ou les Conversations dans le Loir-et-Cher, et même dans son Journal qui est extrêmement vivant. On y voit tout à fait l’ambassadeur, le poète, le chrétien, l’homme de famille.

 

Beaucoup de diplomates ont plongé dans la littérature ?

Naturellement.

 

C’est parce que le diplomate a du temps ?

Vous savez, le diplomate n’a plus de temps maintenant.

 

Enfin, il y a eu Claudel, il y a eu Morand, il y a eu Saint-John Perse, il y a eu Peyrefitte…

Il y a eu Giraudoux. Je suppose qu’après cette moisson-là, on peut attendre cent ans !

 

Vous êtes proche de ce que fait Roger Peyrefitte ?

Roger Peyrefitte ? Cela m’amusait assez les histoires qu’il racontait au début.

 

Tout à l’heure vous me disiez que vous étiez incapable de perdre une soirée, d’aller dans un dîner en ville, mais alors, d’où vous viennent les occasions de rencontre ? Ou peut-être n’en voulez-vous plus ?

Mais c’est pour cela que j’aime beaucoup l’Académie.

 

Oui mais vous êtes toujours entre vous, il n’y a plus de surprises.

Vous comprenez, on arrive à 15 h 15. On entre en séance à 15 h 30. Pendant un quart d’heure, on rencontre une dizaine de personnes : Rueff arrive d’une commission internationale en Amérique, Louis Armand arrive d’une réunion… Tout le monde arrive avec sa spécialité, parle, etc. C’est à la fois très amusant et très intéressant.

 

Vous ne pensez pas qu’il faudrait faire une meilleure part aux jeunes à l’Académie française ? Par exemple pouvoir y entrer à 30 ans ?

Mais oui, pourquoi pas.

 

Vous seriez pour ?

Il n’y a aucune raison que je sois contre.

 

Et vous n’êtes pas contre l’entrée des femmes non plus ?

C’est une habitude à prendre. Elles peuvent être par exemple comme Florence Gould, membre adhérent de l’Institut. Et puis, après cela, peu à peu les mœurs s’y mettront.

 

Vous voulez quand même rester entre vous, c’est un club d’hommes ?

C’est un vieux club, oui, c’est la Chambre des lords.

 

Mais lorsque vous dites « un vieux club », vous vous moquez un peu de vous-même ?

Je ne dis pas vieux par l’âge. Je peux le dire car je suis l’un des plus vieux. Mais c’est un club, comme je vous le précisais tout à l’heure, des gens d’abord très bien élevés et l’atmosphère de contestation qui y règne est extrêmement agréable.

 

Vous regardez bien le monde et toujours revient chez vous ce « nous sommes bien élevés », ce qui veut dire qu’aujourd’hui on l’est beaucoup moins ?

C’est absolument différent ; d’abord cela dépend des milieux, des pays. Les Anglais disent que nous sommes un peuple mal élevé, malhonnête, obsédé sexuel. Qu’y a-t-il encore, je ne me rappelle plus…

 

Ils sont terriblement jaloux de ce côté-là, de toute manière…

Nous ne sommes pas obsédés sexuels. Nous avons eu la chance énorme de prendre les problèmes sexuels en rigolant. On a inventé la gauloiserie. C’était un défoulement absolument merveilleux. Tandis que les autres souffraient, ne se libéraient que par des assassinats sadiques. En France cela arrivait beaucoup moins qu’ailleurs. Par conséquent, nous ne sommes pas du tout obsédés sexuels.

 

Vous avez toujours eu le sens de l’humour ?

Comme tout le monde, comme tous les Français.

 

C’est ce qui permet de vivre ?

Il y a des peuples qui ont de l’humour et d’autres qui n’en ont pas. L’Espagnol, l’Italien sont des gens qui ont inventé l’humour, depuis Sancho Panza, jusqu’à Pickwick n’est-ce pas ? Et puis il existe des peuples que je ne citerai pas, mais qui n’en ont pas.

 

Justement les Anglais ?

Si, les Anglais ont beaucoup d’humour.

 

Dans votre livre Venises, pour la première fois vous vous racontez. Vous sortez de votre légende ; d’abord, Venises, pourquoi un « s » ? Parce que nous avons tous nos Venises ?

Nous avons tous nos Venises et c’est comme une espèce de paysage qui reste, et défile devant moi qui suis immobile ou bien au contraire un paysage immobile devant lequel je passe. C’est un livre qui devait être fait pour les quelques personnes qui me connaissaient. Il y en a pour tous les goûts, pour les sédentaires, pour les voyageurs, pour les vieux, pour les jeunes : je crois que ça amuse les jeunes de voir comment on vivait il y a cinquante ou soixante ans.

 

On vivait mieux ?

Non. Il y a tout de même beaucoup de choses : le téléphone, l’avion, c’est très commode.

 

Je vous pose la question simplement… Auriez-vous pu avoir vingt ans aujourd’hui, en 1971 ?

Je serais très content si vous me les donniez.

 

Vous sauriez bien les employer ?

Très bien. Surtout si je me rappelais ce qui m’est arrivé dans l’existence, vous savez, ce que qu’on appelle l’expérience.

 

Vous auriez un bagage ?

Oui, bien sûr. Il paraît que je l’ai dit, mais je ne me le rappelais absolument pas, que j’aurais voulu vivre sous le Second Empire parce qu’il y avait les chemins de fer et qu’il n’y avait pas de cheminots. Maintenant on a les cheminots et on a beaucoup moins de chemins de fer. Quand vous êtes en Italie, vous êtes obligé de chercher les jours où il n’y a pas de grève.

 

Qu’avez-vous contre les cheminots ?

Rien, à condition qu’ils fassent marcher les chemins de fer. Que de fois, en Italie, on m’a dit : « Le train est arrêté à Domodossola et il faudra que vous partiez de la frontière. »

 

Vous voulez dire par là que les grèves vous agacent ?

La démocratie, c’est tout de même la loi des majorités ; alors que la grève c’est une minorité qui embête la majorité.

 

Vous êtes pour la démocratie ?

Bien sûr, surtout dans les petits pays. Je vois, en Suisse, quelle perfection c’est : le peuple continuellement consulté, répondant sagement, ne disant et ne faisant pas de bêtises, c’est admirable !

 

La France n’est pas un pays de véritable démocratie ?

La France n’est pas un pays sérieux.

 

Vous le pensez vraiment ?

Bien sûr.

 

Parce ce que vous êtes déçu ?

Non, parce que tout est toujours au futur. Tous les discours sont au futur. Alors moi, j’aime beaucoup le présent et un peu le passé, mais le futur beaucoup moins.

 

Vous ne pensez pas que dans tous les pays du monde, tous les discours sont au futur ? Puisque les hommes politiques sont de toute manière au futur ?

La France n’est pas un pays sérieux

Pas tellement, pas tellement. Vous savez, on ne dit pas : « Il va y avoir un avion prodigieux en telle année… » En Russie, par exemple, l’avion est prêt, il sort et puis le voilà ; vous n’avez qu’à regarder en l’air et il est là. Eh bien, j’aime beaucoup cela.

 

Vous n’aimez pas les fausses promesses ?

Je n’aime pas les promesses car elles sont généralement fausses.

 

Dans votre livre Venises, vos premières phrases sont celles-ci : « Toute existence est une lettre postée anonymement. La mienne porte trois cachets : Paris, Londres, Venise. Le sort m’y fixa souvent à mon insu mais certes pas à la légère. » Paris, Londres, Venise, c’est l’itinéraire d’un homme pressé ?

Oh ! pas du tout, c’est l’itinéraire d’un homme qui va tout doucement, qui va à pied.

 

Oui, mais qui va bien ?

Venises c’est l’itinéraire d’un homme qui va tout doucement, qui va à pied

Qui va bien, parce qu’il s’arrête aux beaux endroits, n’est-ce pas ? Il faut se presser à l’heure actuelle pour trouver de beaux endroits ; d’abord parce qu’ils sont occupés et ensuite parce qu’ils sont devenus laids. En 1928, quand j’ai découvert New York pour la première fois, j’ai chanté un hymne à l’Amérique, c’était d’une beauté prodigieuse. Quand on y va maintenant, c’est l’enfer.

 

Pourquoi dites-vous : « Je reste insensible au ridicule d’écrire sur Venise » ?

Vous savez ce que c’est. Toutes les vieilles filles font de l’aquarelle, eh bien, c’est faire de l’aquarelle en littérature. Seulement, il se trouve que Venise, depuis Jean-Jacques Rousseau jusqu’à Chateaubriand, c’est tout de même beau et on est content de suivre une tradition française qui a Venise pour cadre.

 

Vous pensez, Paul Morand, que vous avez marqué là une pierre, que chacun d’entre nous peut dire maintenant lorsqu’il aime son chez soi, « c’est mon Venise » ?

Bien sûr, seulement je trouve que ce n’était pas prétentieux de mettre un « s » et en même temps cela exprimait ce que je voulais dire.

 

Oui, mais en mettant un « s », vous vous êtes quand même signalé ?

Forcément.

 

Vous dites : « Je n’ai jamais appris la grammaire, pas de quoi se vanter. Mais il semble que si je l’apprenais aujourd’hui, je ne pourrais plus écrire. L’œil et l’oreille furent mes seuls maîtres, l’œil surtout. » Ce n’est pas très bien pour les maîtres d’école ?

J’ai appris l’art par les affiches

Vous savez, l’éducation va être tellement transformée par l’audiovisuel. On va avoir affaire à des gens qui auront appris de façon tellement différente de la nôtre qu’il n’y a plus de comparaison possible. Moi j’ai appris beaucoup par les affiches, j’ai appris l’art par les affiches. La première fois que j’ai vu une affiche de Toulouse-Lautrec, j’ai su que c’était très beau, bien avant d’aller au musée d’Albi où j’ai pu admirer ses œuvres.

 

Regrettez-vous que dans votre jeunesse on vous ait caché beaucoup de choses ? Dans l’enseignement, notamment ?

Naturellement. Tout cela était très mal organisé et encore maintenant. Mais c’est probablement très difficile, je ne sais pas. Je crois qu’on est finalement son seul maître et son meilleur éducateur.

 

Vous étiez fils unique ?

J’étais fils unique.

 

C’est-à-dire solitaire ?

Oui, oui.

 

Et vous avez su vous méfier des autres, étant solitaire ?

Non, mon père disait qu’il fallait apprendre à se méfier, mais j’ai abouti au contraire, c’est-à-dire qu’il faut faire confiance aux gens car ils sont beaucoup mieux qu’on ne le dit.

 

Il n’y a pas eu chez vous cet émerveillement précoce qu’ont connu d’autres écrivains, comme Gide par exemple ?

Non, je ne sais pas pourquoi. Tous, Gide, et Proust, et Montherlant…

 

Et Alain-Fournier ?

Et Alain-Fournier. Ils entraient dans une espèce de paradis perdu. Pour moi, ce n’était pas du tout un paradis perdu ; mais une agréable maison qui n’était ni perdue ni paradis.

 

Oui, mais ce paradis perdu, peut-être l’avez-vous retrouvé à une autre époque qui était plus facile pour vous, où vous compreniez mieux ?

Bien sûr. J’ai appris, mais très lentement. Cella amusait les gens quand je disais : « J’arrive toujours quand on éteint. » C’est vrai, j’ai abouti très tard à la possession du monde.

 

Il y a une phrase, moi, qui me rend triste, venant de vous…

Ah ! Mais j’en ai mis pour que vous soyez un peu triste !

 

Vous dites : « J’ai toujours ressenti l’enfance comme un état inférieur. » C’est d’un pessimisme exagéré…

Cela me porte un peu sur les nerfs de constater que neuf fois sur dix, quand vous regardez la publicité à la télévision, ce sont des enfants : « J’adore la chicorée, j’adore le chocolat, j’adore ceci ou cela… » Parce qu’on se figure probablement que ça attendrit tout le monde. Alors cela me fait prendre les enfants en grippe.

 

Il faudrait plutôt prendre les parents en grippe ?

Oui, c’est la même chose : les parents qui parlent des enfants. Vous savez, j’ai beaucoup vécu en Angleterre où l’on ne voit jamais les enfants. On les sort de temps en temps aux amis intimes de la famille. Mais on ne les descend jamais.

 

Il faut les préserver ?

Il faut surtout préserver les grandes personnes !

 

Vous dites encore : « Je suis voué à ce qui finit… Ce n’est pas seulement le fait d’un grand âge mais d’une fatalité dont je sens le poids. » Mais vous n’êtes pas fini ?

Tout homme raisonnable doit se considérer comme fini

Non, mais enfin tout homme raisonnable doit se considérer comme fini, n’est-ce pas ?

 

C’est de la lucidité un peu coquette ?

Mettez que ce soit de la coquetterie.

 

« Je suis veuf de l’Europe », dites-vous.

Vous voyez bien ce que cela veut dire. Je dis beaucoup de choses, et ne vous y laissez pas prendre si je les dis en souriant, c’est souvent le sourire du hara-kiri. Quand j’écris : « La Méditerranée était ma piscine. Je suis obligé maintenant pour m’y baigner, d’avoir la permission de la flotte russe ou américaine », ne croyez pas que j’ai plaisir à le dire, même si je l’énonce sous une forme comique, enfin plutôt gaie. Je vous dis : c’est le sourire du hara-kiri.

 

Mais lorsque vous écrivez cette phrase : « Je suis voué à ce qui finit », c’est pour vous un constat d’échec ?

Non, pas du tout, c’est le hasard. C’est tout de même prodigieux d’être arrivé à la fin du bal pour tout, pour la fin du xixe siècle, pour la fin des culottes rouges, pour la fin des cultures secondaires avec grec et latin, etc. Toute ma vie je suis arrivé au moment où tout finissait.

 

Et quelle est la fin aujourd’hui ?

Vous le voyez ; c’est la fin du capitalisme et de l’Europe ; et de la civilisation européenne en général.

 

Cela vous gêne ?

Cela me gêne beaucoup de penser qu’il y a deux cent cinquante millions d’hommes qui sont enfermés en prison de l’autre côté de la frontière.

 

Etes-vous de ceux qui pensent qu’actuellement nous sommes dans un monde de décadence ?

Bien sûr, seulement c’est une belle décadence et elle prend son temps pour finir.

 

Nous parlions tout à l’heure, Paul Morand, de cette civilisation qui finit ?

Je vais vous en donner un exemple frappant. La photographie qui est à la première page de mon livre sur Venise me représente assis dans un fauteuil qui passe pour être celui de Théodoric, c’est-à-dire d’un barbare, mais un barbare romanisé. Il n’avait qu’une idée, après avoir traversé l’Asie, s’asseoir dans ce fauteuil et prendre la succession de César, à la tête d’une magnifique civilisation romaine. Tandis qu’à l’heure actuelle, vous avez le contraire, vous avez des gens qui n’ont pas du tout d’admiration pour ceux qu’ils vont remplacer.

 

Alors, où va le monde, Monsieur ?

Je vous le demande.

 

Je vous le demande aussi.

On ne sait pas, vous savez. Avec des inconnus comme la bombe, on ne peut pas savoir ce qu’il adviendra ; si cela durera ou si cela ne durera pas…

 

Pessimiste ?

Je ne sais pas ; Giraudoux disait que j’étais un pessimiste gai ; mais enfin lui était un optimiste triste.

 

Y-a-t-il toujours chez vous cette tradition d’anarchiste de droite ?

Giraudoux disait que j’étais un pessimiste gai ; mais enfin lui était un optimiste triste

Vous savez, je crois que c’est une très grande tradition française. Elle commence avec les incroyants du temps de Saint-Évremond, de Louis XIII et puis elle va jusqu’au prince de Ligne. Mais enfin, le grand chef des anarchistes de droite, c’est tout de même Benjamin Constant. Puis ça continue avec Barrès qui, malgré tout, quand il défend la ligne bleue des Vosges, n’y croit pas tellement, ou plutôt n’aime pas tellement avoir à la défendre. Il aimerait mieux faire de l’art et voyager. Alors, il y a là, je crois, une espèce de tradition, que nous continuons d’ailleurs, dont nous trouvons l’empreinte et dans Montherlant, et dans Bernanos, et même dans Céline.

 

Ce sont pour vous les grands représentants de la droite, mais y-a-t-il un avenir de la droite ?

Vous savez, on ne peut pas appeler cela la droite ou la gauche. Tout cela est tellement confus maintenant, n’est-ce pas ?

 

Enfin, la droite n’est pas à la mode ?

Qu’est-ce que la droite ? Prenez la droite il y a vingt-cinq ans, c’était l’antisémitisme. Maintenant tous les gens de droite son prosémites et pro-israéliens. Toutes les positions sont retournées tout le temps. Les communistes, eux, ont beaucoup l’habitude de ces volte-face, mais évidemment le penseur est surpris qui va plus lentement et ne reçoit des ordres que de lui-même.

 

La politique est une nécessité pour vous ?

Ah non, je considère que c’est une catastrophe et que ça démode les livres : regardez Chateaubriand quand il se met à discuter la charte, c’est d’un ennui épouvantable, ça abîmerait même les plus belles pages des Mémoires d’outre-tombe. Non, non, je crois que la politique, c’est la vérole des écrivains.

 

Un homme politique pour vous n’est pas un homme acceptable ?

La politique, c’est la vérole des écrivains

Si, bien sûr, parce qu’il s’agit forcément d’établir des rapports avec les autres êtres. C’est cela la politique. Par conséquent, il est tout naturel qu’il y ait de la politique. Seulement, je crois que c’est très mauvais pour les écrivains.

 

Et la religion, dans tout cela, nous n’en avons pas parlé. Est-ce une force, un refuge ?

Naturellement, c’est un grand refuge. La foi est une chose bénie quand on l’a.

 

Vous l’avez ?

Oh ! C’est-à-dire que je suis persuadé que l’âme est immortelle. Je n’hésite pas une minute à le dire. Je ne peux pas donner de raisons métaphysiques mais je le sens de tout mon être.

 

Paul Morand, d’où vient cette ironie que vous avez pour la France ? Vous dites par exemple : « Ce n’est pas en France qu’il faut avoir vingt ans. » C’est plus que de l’ironie, je dirais même que c’est de la méchanceté.

Ce sont les jeunes qui disent cela. Ce n’est pas moi. Je cite un jeune qui revient d’Amérique…

 

Vous le reprenez à votre compte ?

Oui, oui, bien sûr. Il faut avoir vingt ans partout. Surtout maintenant où, en dix minutes, on est loin des frontières. Dernièrement, j’allais en Amérique, je me disais : « Il faut tout de même que je voie la Bretagne », eh bien, j’étais déjà dans le Labrador ! Alors évidemment cela change les points de vue.

 

Et puis il y a maintenant ce fameux fossé des générations qui n’existait pas de votre temps. On respectait les anciens ?

Il faut avoir vingt ans partout

On respectait les anciens, c’est ce que j’appelle Le Palais des anciens. Mais ceci dit, les jeunes vous respectent infiniment et sont d’une gentillesse… Je parle de la France. On est aimé par ses petits-fils, on n’est pas aimé par ses fils. C’est toujours la même histoire ; c’est la réaction contre le père. Et puis comme on ne peut pas toujours détester le père, on adore le grand-père.

 

Enfin, il y a de l’espoir pour les nouvelles générations ?

Bien sûr, il faut toujours qu’il y en ait.

 

Dans les premières pages de votre livre, à la page 28 très précisément, vous rapportez une interview du major de Centrale auquel on demandait : « Vos projets d’avenir ? — Je pars pour un an aux États-Unis à l’université de Berkeley. — Et après ? » Et le major de Centrale continuait sa phrase : « Après ? Eh bien, la France, malheureusement ! »

Oh ! C’est parce qu’il a vingt ans, mais après, lorsqu’on revient en France avec cinquante ans de plus, on trouve que c’est tout de même le plus beau pays du monde.

 

Oui, mais vous voyez tout de même les jeunes avec des yeux assez durs ?

Oh ! Vous savez, parce qu’on a été jeune on peut mesurer ce qu’il y a de bêtise dans le fait d’avoir été trop jeune !

 

Pour vous, Venise, c’est le grand souvenir de votre vie ?

On ne peut pas dire « grand souvenir » ; seulement il se trouve que Venise s’est présentée tout le temps, revenant comme une espèce de leitmotiv, alors j’ai trouvé qu’elle donnait une unité à quelque chose qui n’en avait pas, parce que la vie n’en a pas beaucoup.

 

Paul Morand, lorsque vous vous retrouvez chez vous, vous me dites : « Je ne regarde pas la télévision, ou alors, je regarde les images et je coupe le son. » Je crois comprendre que n’écoutez pas la radio.

Ah ! J’écoute beaucoup la radio surtout quand on prononce bien !

 

C’est important de bien prononcer les mots ?

Oh ! C’est très important. Prenez par exemple France Musique, la moitié du temps on ne comprend absolument pas la personne qui annonce les morceaux. Elle bafouille, il s’agit d’aller tellement vite qu’on ne comprend rien. Partout l’on s’en plaint, je vois, en Suisse, autour de moi…

 

Puis-je vous faire remarquer que France Musique fait partie de notre noble maison ?

Mais c’est pour cela que je vous le dis !

 

Paul Morand, au bout de cette vie qui n’est pas finie, vous devez avoir votre bagage de souvenirs ?

J’ai toujours été fidèle au même goût en art : à l’art byzantin, d’où mon amour pour Venise, à l’art roman, aux impressionnistes, et à des peintres comme Delacroix, Manet ; en musique, même chose, j’ai toujours été fidèle à Wagner, à Beethoven.

 

Un classique ?

Absolument. Toujours un classique.

 

Mais reconnaissez-vous par exemple le talent de Picasso aujourd’hui, vous qui l’avez connu à ses débuts ?

Un jour, je dis à Marie Laurencin : « C’est un grand peintre. » Elle me répondit finement, en souriant : « C’est un grand esprit ! » On peut toujours correspondre avec un grand esprit, n’est-ce pas, même quand la peinture ne vous paraît pas lisible au premier abord.

 

Mais parmi les peintres d’aujourd’hui, vous êtes capable de fixer un choix ?

Bien sûr, je trouve que Nicolas de Staël est tout de même un très grand peintre, dans les derniers de la génération figurative.

 

Ça se résume à un nom ?

Non, évidemment. Chagall est un grand peintre et Picasso nous donnera encore beaucoup de choses et beaucoup de surprises certainement. Mais enfin, je reste fidèle aux peintres de ma génération qui sont de Staël et Braque.

 

Conformiste ?

Non, mais quand on a eu vingt ans ensemble, vous savez, on ne se quitte pas. D’ailleurs, on garde toujours… Les lecteurs que l’on a sont surtout des lecteurs de son âge et de son époque.

 

Vous les connaissez bien vos lecteurs ?

Moins que Giraudoux, qui leur donnait confiance, les demoiselles des postes lui écrivaient, ouvraient leur cœur, alors évidemment… Il y a quelque chose d’un peu abrupt et d’un peu sec dans mes premières œuvres, qui font que les gens ne se confient pas facilement. Mais cela ne veut pas dire que je les néglige, que je ne pense pas à eux.

 

Combien avez-vous de lecteurs ? Peut-on donner un chiffre.

Oh ! Pas du tout !

 

On le sait par rapport à un tirage.

Pas du tout. Au début de ma vie, j’ai eu beaucoup de lecteurs puis je n’en ai plus eu du tout quand il m’est arrivé des catastrophes. Après, j’en ai retrouvé dans une génération beaucoup plus jeune, ce qui fait que vous ne pouvez pas établir une moyenne, n’est-ce pas ? De plus, je n’ai jamais recherché le public.

 

J’ai l’impression aujourd’hui, Paul Morand, que vous faites tout de même une concession : vous vous racontez, vous sortez de votre légende et c’est peut-être pour mieux vous faire connaître et justement vous faire connaître des jeunes ?

Non, mais j’aurais été désolé de quitter la vie sans avoir dit ce que je devais à mes parents, à cette génération dont je me suis beaucoup moqué quand j’ai fait un livre sur 1900, parce que je disais : « 1900 a les pieds sales ! » Eh bien, tout de même, 1900 c’est autre chose que la propreté – quoiqu’en disent les Anglais – c’est tout de même le radium, c’est Mme Curie et ce sont de grandes choses qui se sont passées en France. C’est un livre ridicule que j’ai écrit comme cela, comme une espèce de pamphlet. J’ai voulu rendre un hommage à mes parents et de là, je suis parti, j’ai continué à me raconter.

 

Parce que durant toute votre vie, vous vous êtes donné l’impression de ne pas avoir bien servi vos parents ?

Non, ce n’est pas cela…

 

Un fils indigne ?

… mais je n’en avais pas parlé dans mes livres, n’est-ce pas ? Alors, je voulais tout de même leur rendre hommage, ils le méritaient.

 

Tout à l’heure nous parlions de politique et je ne suis pas loin de penser que vous vous dites : « Malraux n’aurait pas dû en faire. »

Je suis fidèle à moi-même comme tous les écrivains

Oh ! Je ne sais pas, c’est une partie de son talent, n’est-ce pas ? C’est comme si vous disiez que Remarque n’aurait pas dû faire ses livres sur l’Allemagne de 1922, quand ce sont des témoignages merveilleux. Et surtout Ernst von Salomon : que sauriez-vous sur la révolution en Allemagne, sur l’inflation, sur les corps francs, s’il n’y avait pas eu Ernst von Salomon. C’est tout de même un homme qui a écrit cela en 1925 ! Malraux d’ailleurs a continué en 1927 avec Les Conquérants.

 

Vous m’avez dit tout à l’heure : « Je suis toujours fidèle. » Avez-vous toujours été fidèle à l’univers familial, nous n’avons pas du tout parlé de votre famille ?

Je suis fidèle à moi-même comme tous les écrivains…

 

C’est le principal dans une vie ?

Mais c’est la seule chose importante.

 

On ne peut pas tricher avec soi-même ?

Si. C’est même difficile de ne pas tricher avec soi-même, vu ce que Proust appelle « les intermittences du cœur », ce qui nous a servi à savoir ce qu’était notre cœur, c’est-à-dire des choses très diverses et très contradictoires. Vous savez ce dont on a hérité s’appelle des gênes, des gènes dans les deux sens du mot, sans jeu de mots, n’est-ce pas ?

 

Le cœur, il faut le laisser ballotter ?

Ah ! Non ! Il faut le tenir !

 

Et s’il va ailleurs ?

Non, non, il faut le tenir comme un cheval à qui l’on va faire sauter l’obstacle. Il faut le tenir entre les bras et entre les jambes.

 

On dit cela à quatre-vingt-trois ans ?

Bien sûr !

 

Pour vous, 83 ans, est-ce l’heure de la retraite ?

Il faut tenir la cœur comme un cheval à qui l’on va faire sauter l’obstacle

Mais il n’y a pas de retraite ! Il y a une retraite sanitaire mais il n’y a pas de retraite ! D’ailleurs les médecins l’ont supprimée. Quand je vais voir mon médecin et que je lui dis : « J’ai mal là », il me dit : « Prenons un verre de whisky ! » Et c’est le plus grand spécialiste de l’estomac.

 

Alors, la culture physique, le whisky, pas de sortie le soir…

Non, pas le whisky, l’alcool, c’est fini…

 

C’est vous qui l’avez décidé ?

Quand il me dit : « Prends un verre de whisky », je lui réponds : « Non, je n’en veux pas. »

 

Vous ne parlez pas de retraite et je vous en comprends très bien. Mais vous arrive-t-il de regarder d’un peu plus près le mot « mort » ? Pensez-vous à la mort ?

Je trouve que la réponse de Gide est très belle : « Je n’ai pas peur. »

 

De rien ?

Non, de cela. Puisque ça continue ; la mort est un arrêt dans le voyage.

Oui, mais ne pas avoir peur de la mort, c’est justement la voir venir ?

Non, il faut avoir peur de la souffrance, mais la mort, il faut la regarder dans les yeux. D’ailleurs, on ne peut pas demander à un homme bien portant ce qu’il pense de la mort, il ne dira que des conneries.

 

On ne peut pas demander à un homme bien portant ce qu’il pense de la mort, il ne dira que des conneries

Vous êtes bien portant ?

Oui.

 

Demain, il y aura encore votre séance de culture physique ?

Bien sûr !

 

Mais vous la préparez comment cette séance de culture physique ? Je suis vraiment étonné de vous voir en si bonne forme à quatre-vingt-trois ans, alors que nous, nous sommes déjà tellement fatigués !

Eh bien, parce que j’ai toujours été très raisonnable. Je n’ai jamais bu, je n’ai jamais fait aucun excès.

 

Pourtant, ce n’est pas ce que les journalistes et les critiques ont dit : « Paul Morand, quelle vie dans sa jeunesse ! Quel luxe ! »

Mais pas du tout. Les gens disent : « 1920, la grande époque, c’était le bal des Quat’zarts. » On pourrait parler là-dessus pendant des heures. Nous étions des gens raisonnables et des gens qui travaillaient. La preuve, c’est que Picasso travaille encore à son âge. S’il avait fait des blagues, vous comprenez que… Ce sont les autres qui se noieront, pas lui !

 

Enfin, content de votre vie ?

Très content de ma vie.

 

Merci, Paul Morand.

 

(5 mai 1971)

 

Texte reproduit avec l’aimable autorisation de Gabriel Jardin.