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Politique des terres brûlantes

En février 1967, Dominique de Roux, le fondateur des légendaires éditions de l’Herne, remporte le prix littéraire du quotidien Combat pour son essai La Mort de Louis-Ferdinand Céline. Pierre de Boisdeffre, membre d’un prestigieux jury (où figurent également Philippe Tesson et Philippe Sénart, François Nourissier, Robert Sabatier, Marcel Schneider, Henry Chapier, Max-Pol Fouchet et Henry Chapier) justifie son choix dans les colonnes de Combat : « Pour marquer la place de Dominique de Roux parmi nous, il ne lui manquait que le scandale et l’injustice, sinon l’injure. C’est chose faite. »

Provocateur-né, ayant remis Céline et Pound à leur place (en tête de liste), Dominique de Roux ne se cache pas d’avoir lancé son essai sur l’ermite de Meudon comme « un poignard florentin », et d’avoir « écrit un pamphlet au moyen de Céline, ciblant la confrérie des petites gens ligués ensemble (à chaque époque), pour se trouver du talent et chasser l’homme libre, l’écrivain de talent. » Pour cet écrivain inclassable, avant-gardiste et tradi, « constater la tragique impasse de la littérature d’aujourd’hui, ce n’est pas annoncer qu’elle a péri, mais annoncer la vengeance qui lui redonnera vie. »

Dans le viseur de de Roux, Tel Quel et la NRF, le Nouveau Roman, Aragon, tous les « bouzins puant la médecine légale », « la peste des mandarins, les résidus signés », « les loques de rien qui se taillent leur bavette de réputation, de toc ». De Roux sulfate, polémiques et controverses enflent. L’aristo marginalisé aime faire jaser et continuer à faire jazzer (très free souvent, beat parfois) la langue française. Mais son combat prioritaire demeure le refus de toute forme de censure.

Quelques années plus tard, à la parution d’Immédiatement, recueil d’aphorismes enduits de nitroglycérine, il sera lui-même victime du coupe-papier, et décidera de quitter le marigot littéraire parisien. Ailleurs, toujours, en territoire ennemi, partout, d’un exil l’autre… De Roux renaît au Portugal, « pays fabuleusement imprécis », où il est un témoin de la Révolution des Œillets. Puis c’est le grand saut en Afrique, Angola et Mozambique, pour assister au délitement du Cinquième Empire, titre de son ultime roman, hanté, qui sort chez Belfond, quelques jours avant sa mort. Dominique de Roux : existence foudroyée et foudroyante.

 

Il est une sorte de surveillance qui organise les écrivains en partis intellectuels, compromet leurs visions et les dégrade. Dans ce jeu retors – véritable démenti de l’écriture même et qui tend à la sécurité –, la censure n’est plus délimitable puisqu’elle est l’application brutale d’un mot d’ordre, d’une tendance technique, d’une délation de tous les instants. Ceux qui ont la mauvaise conscience du langage, l’entretiennent et en vivent, créent une psychose essentiellement étrangère à la création, celle du byzantinisme des grammairiens, prétexte à professeurs, bureaucrates d’un système d’expression « déchargée ».
Que le français en soit devenu une langue morte ? Ces lettrés sacrifient volontiers l’art à la terreur, et à vouloir être les propriétaires d’un nouvel idéogramme, ils prennent aux politiciens cette mentalité de convoitise et le sectarisme des organisations les plus équivoques.
La censure n’est plus alors une entreprise accidentelle, bourgeoise ou ecclésiastique, mais, à l’intérieur même du langage et jusque dans sa continuité littéraire, l’autocensure la plus dangereuse, interdits et réticences en accord avec la partouze critique autopunitive et le prestige de quelques roitelets du turf avant-gardiste.

Cette censure se pratique au niveau de la vie

Une autre question. Quand la question est légalisée jusque dans l’air des sommets, jusqu’où faut-il pratiquer l’autopsie de la calomnie qui rend déjà le climat national irrespirable ? Une calomnie prudente et souterraine qui substitue à l’idée de jugement une attitude douanière, raciale, voire de lutte de classes. Car la censure est devenue cette entreprise de mise en condition, d’écriture rusée qui favorisent le désert et poudrent de petits-maîtres prospères uniquement préoccupés de leurs affaires dynastiques.

La censure des gouvernements, elle, permet quelquefois l’admirable ironie (Voltaire, Discours), favorise l’imagination, au moins l’exil.
L’autocensure, celle du gang pour le gang, est, en même temps qu’un bel aveu d’impuissance, la volonté concertée, la rage de donner au bric-à-brac pédant l’impact de l’assommoir.
Cette censure se pratique au niveau de la vie.

On y joue assez misérablement, d’ailleurs, l’école en vogue contre le créateur en marge, l’entreprise sans nom avouable au détriment de l’homme seul.
Coupez, disent les sections mondaines.
Écrivez pour les nains, menacent les brigades de gaz de la critique.

La provocation, c’est la remise en marche

Composez pour être admis dans la section littéraire, conseillent les détenteurs du fourre-tout linguistique, les langagiers en piste.
Si l’académisme, le préfabriqué coulé sur place a bien transformé Paris en trente hectares de serrures, pourquoi l’Alcatraz littéraire n’irait-il pas couronner les têtes fumées, les vieillards submergés par la psychanalyse et le gueuleton, tous les Trans-Vides-Express ?

 

« La provocation, c’est la remise en marche », déclare l’auteur de La Mort de Louis-Ferdinand Céline

Que signifie pour vous le Prix Combat ?
Dans un monde où la misère existentielle est arrivée à un degré tel, il n’y a plus que deux camps, ceux qui combattent et ceux qui subissent.
Je suis de tous les extrêmes, ce qui sous-entend une affirmation quant à la fin de la politique en tant que telle. La violence même du combat nous entraîne au-delà de toute cause, de tout choix politique. Là aussi, il s’agit d’une stratégie de guérilla contre une armée de matériel.

 

Comment conciliez-vous votre double rôle d’écrivain et d’éditeur ?
Paradoxalement, écrire c’est faire que le monde vienne s’engouffrer en soi-même, alors que l’aventure de l’édition représente fatalement un mouvement inverse, mais non contraire, par lequel on va soi-même au monde.
Je considère écrire et éditer ou faire éditer comme une seule et même action. Aux Éditions Christian Bourgois, nous voulons, très largement, publier des vrais premiers manuscrits car ce qui importe avant tout c’est la naissance de l’œuvre. C’est dans cette même optique que se situent mes efforts au sein du groupe des Presses de la Cité pour des livres d’histoire ou des grands documents, ou aux Éditions universitaires pour la collection des « Classiques du XXe siècle ».

 

Mais qu’est, en définitive, cette ligne que l’on dit la ligne de l’Herne ?
Nous vivons le temps des catalogues et des critiques. Il faut donc tout oublier, garder quelques pilotes : Borges, Pound, Michaux et d’autres encore qui seront pour nous les prochains Cahiers, ensuite recommencement par les générations encore adolescentes.

 

Le premier devoir pour un écrivain dans un monde en mutation, c’est la provocation

Et cette querelle autour de votre livre ?
Le premier devoir pour un écrivain dans un monde en mutation, c’est la provocation.
Pourquoi ? La provocation, c’est la remise en marche. Quant à ceux qui contre-attaquent à l’intérieur d’un dessein de provocation, ce sont, en dernière analyse, des imbéciles. Ils ne font, dialectiquement, que rendre possible et renforcer la provocation.

 

Face à l’état actuel de l’écriture, comment définissez-vous votre extrémisme ?
Il n’y a plus d’écriture. Il n’y a plus qu’expression, qu’il s’agisse du cinéma, de l’antiroman ou de l’amour en tant que modalité de passage vers l’autre monde, Godard, dans Made in USA, a plus fait pour la littérature que tous les faisans et tireurs d’élite du nouveau roman réunis. Avec lui, nous retrouvons la percussion de l’aphorisme. Pour un écrivain, l’aphorisme, c’est la définition ultime de ce qui participe à sa propre définition. Nous ressusciterons en nous définissant. Quant à la jeune génération, c’est à force de ne plus chercher déjà qu’elle est sans doute, et tragiquement, sur le point de trouver.
À l’Herne, nous sommes de ceux qui attendent que cette chose soit faite. Face à la conspiration mondiale des imbéciles, il est temps que se liguent subversivement tous ceux qui en sont rejetés, parce que différents.

 

Et Céline ?
Sa déchirante trajectoire nous concerne tous. Son discours se déroule comme le toboggan de la fin d’un monde ; au bout de sa vie, il s’exprimait par signaux et nous a laissé le langage découpé en lanières.

 

Quel est, selon vous, le poète vivant le plus important ?
Ezra Pound.

 

Propos recueillis par Henry Chapier.

Combat, jeudi 23 février 1967.