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« Grâce à la littérature, Giuseppe Tomasi di Lampedusa échappait à ses soucis. »

Giuseppe Tomasi, duc de Palma, prince de Lampedusa, naît en 1897 en Sicile. Il appartient à l’une des familles les plus illustres et les plus anciennes de ce pays. Il écrit Le Guépard entre 1955 et 1956. Au printemps 1957, il meurt, ayant achevé le récit auquel il songeait depuis vingt ans. En 1966, à l’occasion d’une édition du Guépard dans la collection du Club des femmes, le duc Gioacchino Lanza Tomasi, fils adoptif du prince de Lampedusa, évoque l’auteur de ce livre unique. Une interview qui révèle l’extraordinaire aristocratie d’un homme et d’un écrivain.

 

Le prince Giuseppe Tomasi di Lampedusa, malgré ses fréquents voyages, a vécu assez retiré du monde. Il avait une réputation de taciturne. Pouvez-vous nous parler un peu de lui. Quel homme était-ce ?

Mes relations avec Giuseppe Tomasi di Lampedusa ne se sont transformées en amitié que dans les trois ou quatre dernières années de sa vie.

Il était alors solitaire et taciturne, retiré du monde, en effet. Mais je n’assurerais pas que ce fût toujours là son caractère. Pour ma part, j’ai connu l’amitié d’un homme de cinquante-cinq ans. Je ne peux parler avec certitude que de ce qu’il était alors. Quant à ce qu’il était avant que je le connaisse, je demeure dans le doute.

C’était un homme d’une rare intelligence

Je crois que Lampedusa avait dû traverser des tempêtes sur le plan personnel et peut-être aussi sur le plan idéologique. Il avait dû connaître des états d’âme et d’esprit très éloignés de ceux auxquels il était parvenu aux approches de la soixantaine. C’est comme si la vie, l’expérience, l’avaient coupé de ce passé. C’était un homme d’une rare intelligence, donc toujours capable de faire intervenir avec nuance son sens critique et son humour. Mais il était également un vaincu. Je veux dire un être chez qui l’élan vital avait été, à plusieurs reprises, contrarié.

Seulement à la différence des médiocres, il ne restait pas rivé à des idées périmées. Il n’était atteint que sentimentalement (d’où l’ambiguïté et les contrastes de certaines de ses boutades). Avec les années, il était arrivé à acquérir un détachement lucide. Et son émotivité profonde n’apparaissait que sous la forme d’une aimable nostalgie.

 

Aimait-il particulièrement la peinture, le théâtre, le cinéma ? Aimait-il les objets ? Les animaux ?

Il n’était pas particulièrement sensible à la musique. Il connaissait cependant quantités de morceaux qu’il avait entendus chez sa mère, une assez bonne pianiste. Il n’allait plus au théâtre depuis des années. C’était d’ailleurs impossible à Palerme.

Il aimait la peinture. Mais je crois qu’au-delà de l’œuvre d’art, il recherchait l’homme et son destin historique. Le fait biographique le passionnait autant que l’œuvre et l’on peut dire qu’en général son intérêt pour l’artiste était dû à une curiosité d’historien et de moraliste.

Quant aux objets – objets familiers ou de la famille – il éprouvait à leur égard un instinct de conservation que l’on peut appeler de l’amour. Il n’était pas vraiment intéressé par la valeur intrinsèque des objets anciens. Son attachement allait de préférence aux objets qu’il connaissait, pouvait toucher, caresser ; ceux qu’il avait dans ses maisons et qui avaient une signification historique pour un Lampedusa. Il s’arrêtait au sens historique de l’objet comme si cet objet était un peu de la Sicile. L’objet devenait alors le symbole qui ressuscitait un moment vécu.

En ce qui concerne les animaux, il avait pour eux un culte anglo-saxon : il a toujours eu des chiens. Et n’oublions pas que l’amour des bêtes n’est pas un sentiment typiquement sicilien dans aucune classe de la société.

 

À dix-huit ans, il avait quitté Palerme et le palais de sa famille pour poursuivre à Turin et à Gênes des études de droit. Vous-a-t-il parlé de cette époque ?

Il ne racontait jamais sa jeunesse d’une façon suivie. Il n’y faisait que des allusions, de temps à autre. Alors surgissait, comme à travers les éclairs, un Lampedusa tout différent de celui que j’avais devant moi : un Lampedusa fougueux et avide de prendre une part active à la vie de son temps.

Vingt ans avant d’écrire Le Guépard, le prince Giuseppe Tomasi di Lampedusa avait annoncé à la baronne Alexandra von Wolff-Stomersee, son épouse, qu’il avait l’intention d’écrire un roman historique situé en Sicile, centré sur le personnage de son arrière-grand-père paternel, Giulio di Lampedusa, passionné d’astronomie.

 

Avez-vous senti qu’il fût préoccupé par l’idée de ce livre, qu’il y travaillait intérieurement, qu’il s’y préparait et était particulièrement heureux de l’écrire ?

Je ne crois pas que l’on puisse dire que le livre le préoccupait vraiment. Avant qu’il ne commence à l’écrire, je me souviens l’avoir entendu parler de ce projet. Il n’existait alors qu’un premier chapitre à l’état d’ébauche. Le récit devait se situer dans un laps de temps de vingt-quatre heures seulement, et reconstituer la journée du prince Salina, cette journée au cours de laquelle le journal officiel des Bourbons annonçait le débarquement des garibaldiens. Et finalement, le récit de cette journée fit l’objet du seul premier chapitre qui s’inscrit dans une séquence de vingt-quatre heures. Dès lors, cette activité littéraire fut pour l’auteur son unique distraction ou, si l’on veut, sa seule occupation. Il ne faut pas oublier la position très particulière de Lampedusa qui écrivait ce livre pour lui-même, contrairement à la plupart des écrivains qui produisent une œuvre en vue d’un certain public.

 

Après ses études de droit, il entreprit de longs voyages, revenant régulièrement en Sicile. Avait-il, croyez-vous, certains pays de prédilection ? Aimait-il voyager ?

Il vécut assez longtemps en Angleterre. À Londres, il était comme chez lui car son oncle Pietro Tomasi della Torretta fut pendant cinq ans ambassadeur d’Italie à Londres1.

Il avait aussi voyagé dans sa jeunesse : en France avec sa mère. Il connaissait assez bien l’Allemagne, la Lettonie, enfin où se trouvait Stomersee, le château et la propriété de sa femme.

 

Dans Le Guépard, la nature est très présente, les étoiles, les aubes de chasse, « l’immémorial silence de la Sicile pastorale », le jardin, les fleurs, la brise, les odeurs. Pour le héros du livre, elle est un réconfort et aussi un exemple de contemplation, de silence, de dignité. Il en était de même pour le prince de Lampedusa ?

Je ne pense pas que l’on puisse dire que l’auteur avait la même vision des paysages que le héros du livre. Je parle de l’époque où je connaissais Lampedusa.

Pour Lampedusa, la Sicile était une terre stérile et rude plutôt qu’un paysage poétique et champêtre

Giuseppe Tomasi di Lampedusa ne chassait pas, ne savait même pas situer la Grande Ourse dans le ciel. Je peux l’assurer car c’était là un sujet de plaisantes querelles avec son cousin Lucio Piccolo2 qui, lui, était une carte vivante du ciel.

Ses impressions d’une Sicile pastorale lui venaient probablement de son enfance car pour le Lampedusa que j’ai connu, la Sicile était une terre stérile et rude plutôt qu’un paysage poétique et champêtre. Des collines désespérément arides, de la poussière, toujours de la poussière. Terre aux humeurs mauvaises, capable de faire dégénérer les plus nobles qualités de roses importées. Pensez à la description du jardin dans le premier chapitre du roman.

 

« Son inexpugnable courtoisie, son affection moqueuse, comme doit l’être toute véritable affection » : il s’agit de Don Fabrizio, mais aussi de l’auteur sans doute ?

Giuseppe Tomasi avait un culte « esthétique » pour la courtoisie. « L’implicite » était, selon lui, toujours préférable à « l’explicite ». Pour lui, le comportement devenait une œuvre d’art et l’œuvre d’art un comportement.

 

Si vous aviez à définir les dominantes de son caractère, en quels termes le feriez-vous ?

Il est bien difficile de définir les traits dominants d’une telle personnalité, nullement préoccupée de rigueur méthodique dans sa formation culturelle.

« L’implicite » était, selon lui, toujours préférable à « l’explicite »

Je peux dire que, dans le fond, il avait un sens aigu de la critique qui s’élevait au niveau d’une philosophie du bon sens. Dans la vie et dans ses affections, précisément parce qu’il ne faisait pas de théorie, Lampedusa était un homme qui ne manquait pas de naïveté. De l’art et de la vie il était prêt à saisir tout ce qui était susceptible de s’intégrer dans son éthique et dans sa vision historique du monde. Sa grande force était de ne rien ériger en système.

 

Du Guépard se dégage un profond amour, une connaissance subtile de la Sicile. « Un paysan qui me donne un morceau de fromage de brebis, dit Don Fabrizio, me fait un plus grand cadeau que le prince de Lascari quand il m’invite à sa table. » Pouvez-vous nous parler de l’amour du prince de Lampedusa pour son pays ? Est-ce que les caractères extrêmes et violents de la Sicile ne lui ont pas parfois pesé ?

Le tempérament sicilien, parce qu’il est fougueux, peut critiquer très fort son pays, mais ne peut y être indifférent

Je ne crois pas qu’il faille prendre cette phrase au pied de la lettre. Cela veut seulement dire que les mondanités en général et le prince Lascari en particulier ennuient Fabrizio. À cela, il oppose en quelque sorte l’image du paysan et de son fromage, que le prince n’appréciait guère (pas plus que Lampedusa : il détestait le fromage de chèvre qui lui soulevait le cœur). Quant à ce côté corsé, violent, de la Sicile auquel vous faites allusion, Lampedusa n’y était pas très sensible, il n’aimait ni le fromage de chèvre, ni le vin de Marsala, ni l’huile forte, ni la chaleur, ni les mouches, ni les odeurs puissantes, dont il se plaignait tout le temps, à tel point que cela aurait pu paraître monotone s’il ne l’avait fait avec infiniment d’esprit.

Malgré tout, ce caractère capiteux de la Sicile faisait aussi partie de sa nature d’une manière indélébile : le tempérament sicilien, parce qu’il est fougueux, peut critiquer très fort son pays, mais ne peut y être indifférent.

 

Il partait chaque matin travailler, en ville, au cercle Bellini – nous dit-on – et ne revenait que vers quinze heures. Croyez-vous qu’il se sentait plus à l’aise parce que plus proche des Siciliens, plus porté par leur vie ?

En vérité, il travaillait (c’est-à-dire, il écrivait), tous les matins au bar Mazzara, un endroit très fréquenté mais où il avait la possibilité de s’isoler dans un décor aux murs froids et blancs, aux tables métalliques, au milieu d’inconnus à la fois « présents et absents ». Cela ne veut pas dire qu’il ne se sentait pas sicilien, mais il est probable qu’il n’était pas tout à fait à l’aise avec les gens qui ne partageaient pas sa manière de vivre.

 

Le prince de Lampedusa fut un homme de grande culture. Il connaissait à fond dans le texte les principales littératures étrangères. Il a laissé des travaux sur Stendhal, Flaubert, Mérimée, Proust. Y avait-il parmi ces écrivains, certains auteurs qu’il préférait particulièrement, ou de qui il se sentait plus proche ?

L’écrivain français par excellence était naturellement pour lui Stendhal, écrivain « mince ». « Mince » et « gras » étant dans le langage littéraire de Lampedusa, l’équivalent de ce qu’il qualifiait d’« implicite » et d’« explicite » en matière de courtoisie. Bien entendu, il admirait les écrivains « minces », « implicites » et cette admiration était plus que littéraire. C’était la même admiration qu’il éprouvait pour toutes formes d’élégance.

 

Il enseigna, en privé, réunissant quelques disciples pendant les dernières années de sa vie. Aimait-il enseigner ?

Il faut tout de suite préciser qu’il n’enseignait pas professionnellement. C’était là une activité désintéressée. Il n’aimait pas enseigner mais il aimait reprendre contact avec les autres, après une trop grande solitude. Enseigner lui donnait l’occasion de faire le point de ses lectures.

Cet enseignement prenait la forme de conversations avec références humoristiques au passé ou au présent.

 

Avait-il d’autres loisirs, d’autres préoccupations que littéraires ?

À l’époque de notre amitié, il n’avait pas d’autres distractions que la littérature. Mais la littérature n’était pas pour lui un « problème ». Au contraire, grâce à elle, il échappait à ses soucis.

 

On a reproché au Guépard d’être un livre pessimiste et réactionnaire. Mais Claude Roy répondit que Giuseppe Tomasi di Lampedusa « ne nous parlait, après tout, que du fond commun de tous les hommes ». Et Aragon écrit que son « œuvre est entraînée dans le mouvement réel de l’histoire et ne peut être réactionnaire », que son roman est « bel et bien l’image de la perdition de cette aristocratie, de cette perdition comme pouvait seul la décrire un homme qui avait fait de sa classe une critique impitoyable ». Qu’en pensez-vous ? Comment Giuseppe Tomasi di Lampedusa considérait-il son livre ?

Je pense que le succès du Guépard est en partie dû à sa signification politique. Le livre arrivait certainement au moment favorable où l’unité de l’Italie et l’annexion de la Sicile étaient des sujets d’actualité.

Je crois que le thème du Guépard répondait à une exigence latente de bien des consciences italiennes. Le roman révélait le côté fortuit et opportuniste, et non l’aspect héroïque de l’annexion. C’est ce que l’on désirait voir et c’est pour cela que le livre fut bien accueilli.

Quant aux sentiments de l’auteur, je crois qu’ils étaient ambivalents, comme la pensée de tout homme qui ne participe plus à l’action : admiration et amour pour une Sicile définitivement effacée par la Seconde Guerre mondiale et culte non moins grand pour l’homme d’action – héros militaire ou homme politique – de Napoléon à Garibaldi et Lénine. Mais, selon lui, la Sicile n’avait pas de ces hommes. En tout cas, ceux-ci ne pouvaient rien en Sicile où tout continuait dans l’indolence des siècles passés : les privilèges dynastiques ayant été remplacés par les privilèges de la Mafia qui avaient eux-mêmes été supplantés par les privilèges politiques.

 

 

1. Pietro Tomasi della Torretta (1873-1962), 12e prince de Lampedusa. Également ambassadeur d’Italie à Saint-Pétersbourg et Vienne, il fut ministre des Affaires étrangères de juin 1921 à février 1922, avant de prendre son poste à Londres. Il y épousa, en 1920, la mère d’Alexandra von Wolff-Stomersee, la femme de Giuseppe Tomasi de Lampedusa. Adversaire du fascisme, il fut nommé président du Sénat italien en juillet 1944. Poste duquel il démissionna à la fin juin 1946.

2. Lucio Piccolo (1901-1969), cousin au premier degré de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. La qualité de sa poésie lui valut l’admiration d’Eugenio Montale et Giorgio Bassani.