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« Dire la vérité est un hobby très coûteux »

Profitant du passage de Vittorio Gassman au Festival de Cannes au printemps 1975, Jean A. Gili, grand spécialiste du cinéma italien, interviewa longuement l’acteur pour la revue Écran (n°40, octobre 1975).

Dans cet entretien au long cours, au parfum de fan, Gassman révèle une passion intacte pour la scène, ne se cache pas d’avoir longtemps éprouvé du dégoût pour le cinéma, en enchaînant des films « honteux », avant sa rencontre, déterminante, avec le grand Dino Risi qui lui offrit le rôle en or de Bruno Cortona dans Le Fanfaron. Gassman évoque aussi son expérience hollywoodienne, où on le cantonna aux rôles de Latin lover, Comencini, Monicelli, Rossellini, Ferreri, De Sica, avec lequel il noua une grande amitié et son admiration pour Scola…

Vittorio, nous vous avons tant aimé…

 

 

Vous avez fait vos débuts au théâtre en 1943. À cette époque, sentaiton très fortement la présence du fascisme dans les milieux du spectacle ?

Le fascisme se sentait non seulement dans le théâtre et le cinéma mais partout comme quelque chose de fatal : le fascisme n’est pas seulement ni tellement une coloration politique, c’est une espèce de mal endémique qui contamine toutes les activités et par-dessus tout celles qui sont en rapport avec la société, comme le spectacle. À l’époque, le théâtre italien était très provincial avec du talent comme il y en a toujours dans les pays d’une certaine tradition culturelle, mais avec une vie globale assez pauvre, assez réduite, avec de fortes barrières par rapport au théâtre du reste du monde, et donc une activité sans contacts extérieurs. C’est si vrai que la guerre à peine finie, il y a eu cette famélique récupération du répertoire et des notions de mise en scène et de style qui, pendant ce temps, s’étaient développées ailleurs. Durant la fin de la guerre et la libération, certains metteurs en scène ont assumé et développé cette fonction de récupération : je parle par-dessus tout de Visconti et aussi de Strehler1 et de beaucoup d’autres comme Orazio Costa2. Entre 1945 et 1947, le théâtre italien a été de façon marquée un théâtre de mise en scène, non parce qu’on découvrait alors l’existence de la mise en scène mais parce que les hommes auxquels je faisais allusion ont apporté une espèce de « bonification » à un théâtre qui était resté en arrière sur le plan matériel, sur le plan de la préparation et même sur le plan de la dignité extérieure. Par la suite, le théâtre italien s’est développé normalement, il s’est assez bien aligné, je crois, sur un niveau européen. Il conserve cependant certains de ses défauts ataviques, défauts liés à la nature des Italiens et à leur histoire : notamment un individualisme exaspéré qui rend plus difficile l’acceptation d’un rite de discipline collective comme le théâtre. À cela s’ajoute une série de considérations historiques, sociales, économiques qui font que nous avons maintenant un théâtre qui produit de temps en temps des spectacles de niveau mondial mais qui par ailleurs n’est pas encore totalement entré dans le sang, dans le besoin des individus. Le public théâtral est en augmentation au cours de ces dernières années, cependant le théâtre demeure quelque chose d’exceptionnel, d’extraordinaire : nous mangeons les brioches théâtrales, pas le pain.

 

Pendant la période fasciste, avez-vous été marqué par certains acteurs ?

J’ai débuté en 1943 dans le Nord, à Milan, et j’ai travaillé pendant les deux dernières années de la guerre. On faisait alors un théâtre « boulevardier », dans l’attente des choses que nous avons commencé à réaliser à partir de 1945. Donc je n’ai pas eu de confrontation directe avec l’époque fasciste, j’ai seulement vu l’après-guerre. Mes contacts avec les acteurs ont été limités : toutefois, j’ai eu le temps d’entrevoir quelques-uns des grands animaux mythologiques du théâtre italien, par exemple Ermete Zacconi3 – il était le grand-père de ma première femme – avec qui je n’ai jamais travaillé mais que j’ai connu quand il avait 90 ans et avec qui j’ai parlé de théâtre. J’ai joué deux ou trois fois avec Ruggero Ruggeri4 : quelques années avant de mourir, il me présenta généreusement comme le jeune continuateur d’une certaine conception du métier théâtral. J’ai joué avec Ruggeri dans Oreste – je faisais Oreste, il était Egiste – et dans Comme il vous plaira de Shakespeare. J’ai connu aussi Ricci5, Benassi6, les acteurs de la génération intermédiaire, dont certains sont encore en activité. Par contre, je n’ai jamais rencontré Raffaele Viviani, dont je suis un grand admirateur. Viviani est également admirable – et peut-être par-dessus tout – comme auteur. Je pense que Viviani est un auteur tragique à découvrir entièrement : je crois qu’il résisterait très bien à une traduction en français malgré son extraordinaire langage dialectal. Ses thèmes, sa substance dramaturgique peuvent être soumis à la traduction. Il y a dans son œuvre des passages exceptionnels, par exemple dans I Pescatori (1925). D’une certaine manière, Viviani est vraiment un des initiateurs du néo-réalisme ; il a traité parmi les premiers de manière vraiment directe, sans aucun intermédiaire, avec un réalisme et une passion extraordinaires, le désespoir de la condition humaine. En cela, il précède certains résultats du cinéma italien de l’après-guerre.

 

 

THÉÂTRE ET CINÉMA

Je suppose que vous vous sentez davantage acteur de théâtre qu’acteur de cinéma ?

Je suis né comme acteur de théâtre ; le théâtre est un peu pour moi la grande matrice, la mère pour un acteur. Honnêtement, je crois avoir à cause de ma mentalité et de ma structure expressive plus de parenté directe avec le théâtre qu’avec le cinéma. C’est si vrai que pour réussir à avoir, après de nombreuses années, quelques résultats bons ou pour le moins dignes dans le cinéma, j’ai dû travailler beaucoup plus que pour m’affirmer au théâtre. Cela tient à ce que je n’ai pas par nature une approche réaliste du spectacle. Je pense que le cinéma est du domaine du réalisme tandis que le théâtre est un peu – en exagérant et en généralisant – le champ de la transfiguration, de l’élaboration, de l’imagination, de la convention : tout compte fait, le théâtre, quand on met au jour ses caractéristiques, est un art de mensonge et non de vérité.

Je suis né comme acteur de théâtre

Il m’intéresse donc plus que le cinéma : je ne me préoccupe pas de psychologie, pas seulement parce que je suis un très mauvais psychologue mais aussi parce que la psychologie ne m’intéresse pas comme catégorie mentale. Je crois que la psychologie est indispensable au cinéma alors que le théâtre peut s’en passer. Le théâtre est un duel, un conflit idéologique ou passionnel, il peut très bien se passer de la psychologie. Tout compte fait, il y a très peu de psychologie – au moins dans le sens commun – dans le grand théâtre. Par exemple dans la tragédie grecque, qui est sûrement du bon théâtre, il n’y a pas de psychologie, il y a autre chose qui la remplace. Ensuite, il y a un aspect physique dans le théâtre – cette forme de substitution que peut opérer le théâtre vis-à-vis du sport, de l’arène – qui me plaît, pas seulement parce que j’ai fait beaucoup de sport, mais parce que cela correspond à un aspect de mon caractère, une certaine tendance à la compétition, au défi, à l’épreuve, à la corrida.

 

Comment avez-vous fait vos débuts dans le cinéma ?

Cela s’est produit de manière un peu automatique. Depuis trois ans, je jouais au théâtre, j’avais déjà eu quelques succès, j’avais un physique assez bon et le cinéma est donc venu normalement : on m’a demandé de tourner dans La Fille maudite7 de Giovanni Paolucci. Il s’agissait d’un film très ingénu, l’histoire d’un ancien combattant – à cette époque on utilisait beaucoup ce genre de sujet – qui revenait de la guerre et trouvait une situation bouleversée. Le film était très beau du point de vue photographique mais l’histoire était très faible et moi, j’étais horrible, on m’avait transformé, j’étais blond ! Dans ces années, je ne sais pourquoi, on utilisait beaucoup ces changements de physionomie, un acteur brun ne pouvait pas être brun – un procédé assez répugnant. Et puis, j’ai continué à tourner des films assez mauvais, cela m’était utile, j’avais besoin d’argent et j’ai adopté vis-à-vis du cinéma une attitude détachée et cynique, j’étais alors passionné par mon activité théâtrale. À partir de 1947, je suis devenu producteur et metteur en scène, j’ai commencé à avoir ma propre compagnie et je pouvais choisir les choses que je voulais faire. Le cinéma n’était qu’une manière de gagner de l’argent, je le disais sans pudeur. Je me souviens que la première année où j’ai gagné un prix d’une certaine importance en Italie, la Grolla d’oro8, j’ai déclaré en le recevant que je l’acceptais très volontiers parce qu’il pouvait atténuer mon dégoût pour le cinéma – phrase qui provoqua une certaine stupeur dans l’assistance. Il y avait réciprocité : je traitais le cinéma comme le cinéma me traitait ; on me donnait des rôles très faux dans de mauvais mélodrames dont je ne veux même pas me souvenir.

 

Vous avez tourné après la guerre avec des metteurs en scène qui avaient déjà une grande notoriété pendant la période fasciste (Soldati, Camerini, Alessandrini).

Daniele Cortis9 de Mario Soldati, par exemple, était un film intéressant. Soldati est un homme d’une envergure notable, un écrivain important, un intellectuel authentique et un metteur en scène raffiné. Daniele Cortis avait une dignité formelle certaine, c’est un film qui avait coûté très cher et dont le tournage avait duré sept mois ; le problème, c’est que moi je ne fonctionnais pas : l’on avait tenté de faire de moi un jeune premier romantique, un rôle auquel je n’aspirais pas. Dans La Fille du Capitaine10, Mario Camerini me donna un meilleur rôle, celui de Svabrin, un personnage « antagoniste ». Ce rôle fut si réussi que pour plusieurs années, j’ai continué à interpréter une série de « vilains ». Je n’ai rien, bien au contraire, contre ce type de personnages – souvent, ils sont beaucoup plus amusants à interpréter que les jeunes premiers –, cependant, il faut qu’ils soient des « vilains » authentiques dans de bons films, sinon c’est un désastre.

Les patrons de la MGM tentaient de faire de moi un jeune premier romantique

De fait, j’ai fait ensuite une série de films désastreux. J’y inclus Riz amer11 qui fut un grand succès mondial sauf en Italie. Selon moi, le film était mauvais, il était faux. De Santis est une personne que je respecte, c’est un vieil ami, un homme sympathique ; indubitablement, il avait un grand bagage technique, mais je crois aussi à une certaine confusion, une certaine rigidité, un certain manichéisme culturel et mental assez typique de beaucoup d’intellectuels de l’immédiat après-guerre. Je pense qu’il aurait pu utiliser son talent de meilleure manière s’il ne s’était pas trop raidi du point de vue idéologique. Le film fut l’occasion de diverses collaborations, Lizzani12, Puccini13, il fut un peu le mythe des intellectuels de gauche. Le résultat est étrange : d’un côté ce film a eu une grande importance, il a été le premier à ouvrir les frontières du cinéma italien et à prendre pied aux États-Unis. De l’autre, son succès – auquel je suis extérieur – fut surtout dû à l’éclatante beauté de Silvana Mangano et à la découverte d’un certain type de femme italienne.

 

Le film mérite d’être revu…

Certes, on peut changer d’idée. Selon moi, un film qui résiste deux ou trois ans est déjà rare ; les films sont presque tous mauvais après quelques années. Il y a dans Riz amer des qualités figuratives mais aussi une densité de rhétorique, une certaine épaisseur baroquement rhétorique. Certes, si cela devient grand style, tout change : le baroque est un grand style.

 

 

D’ALESSANDRINI À HOLLYWOOD

Et Goffredo Alessandrini ?

Alessandrini est un bon metteur en scène, un homme très sympathique, généreux, un peu fou donc sympathique comme tous les fous ; il est devenu peintre et même assez bon peintre. Un bon cinéaste donc, peut-être un peu trop distrait, mais cela est à mettre à son compte : d’une certaine manière et à grands traits, Alesssandrini entre dans la famille à laquelle appartient Risi, c’est-à-dire des hommes qui, tout compte fait, donnent la priorité à la vie par rapport au travail, et cela, si on y réfléchit, n’est pas erroné. Le Juif errant14, qui est un des premiers films que j’ai tournés, est un des moins mauvais de cette période, il ne rentre pas dans la catégorie des films dont j’ai honte. Le film a un peu souffert du manque de moyens financiers, cependant c’est un bon travail qui eut en son temps un certain succès. Le scénario était d’Angioletti, un bon écrivain et un intellectuel authentique. En somme, Le Juif errant fut une expérience positive, les vrais malheurs commencèrent après avec des films comme L’Épervier du Nil15, J’étais une pécheresse16, Le Prince pirate17, L’Héritier de Zorro18 (sortis entre 1950 et 1952) : là, vraiment, il s’agit de films assez honteux.

 

À cette période, vous avez aussi tourné avec des cinéastes comme Vergano, Lattuada, Comencini.

Avec Vergano, j’ai tourné Giuliano, bandit sicilien19, un film avec de bonnes intentions et certaines qualités mais qui n’avait pas une grande force et qui passa assez discrètement. Je jouais le rôle d’un ancien combattant qui trouvait à son retour de la guerre une situation dans laquelle on sentait monter l’odeur de la mafia et du banditisme. Vergano était un homme honnête, sérieux, mais je dois dire que je l’ai assez peu connu. Anna20 de Lattuada est une bande dessinée : le cinéaste le sait et il le savait à l’époque. Dans ce film, je tenais un rôle absolument improbable, un barman mauvais garçon ; j’ai joué ce rôle avec cynisme, je crois qu’il ne méritait pas plus. Lattuada est un bon metteur en scène mais dans d’autres occasions. Là, c’était un film commercial assez fourbe et qui fonctionna : il a été le premier film italien qui ait vraiment rapporté beaucoup d’argent en Amérique, il eut encore plus de succès que Riz amer. La Traite des Blanches21 de Luigi Comencini est également un assez mauvais film, de la même catégorie qu’Anna : un très bon metteur en scène mais un film très pauvre réalisé avec des moyens dérisoires, un film d’exploitation du marché. Je ne me souviens de rien sinon que j’y interprétais un vilain mal défini.

Ma vraie carrière cinématographique commença avec Le Pigeon

À cette époque, je détestais le cinéma. Ici, nous arrivons au maximum de médiocrité avec cet autre film fait avec Soldati : L’Héritier de Zorro. Pendant cette période, je préparais Hamlet pour le théâtre. Je me souviens que Soldati se mettait en colère – Soldati a une grande charge histrionesque, on s’amuse beaucoup avec lui quand on travaille parce qu’il déclame tout le temps – et qu’il faisait semblant de se désespérer : « Je ne réussis pas à comprendre, disait-il, comment fais-tu pour jouer dans cette farce et étudier Hamlet entre les prises de vue ? » En effet, je travaillais sur le plateau avec une détermination allemande. Puis ce fut la parenthèse hollywoodienne qui ne fit qu’aggraver les choses et qui ne fut que le fait du hasard, une rencontre sentimentale [Gassman épousa Shelley Winters] qui me conduisit aux États-Unis un peu contre ma volonté. À l’époque, et encore aujourd’hui, on parla d’ambition, de désir d’arriver à Hollywood, alors qu’en fait je n’en avais aucune envie. Je signai d’ailleurs un contrat très particulier avec la Metro Goldwyn Mayer : je n’étais engagé que la moitié de l’année, l’autre moitié, je revenais en Italie pour continuer à jouer au théâtre. Je ne m’intéressais pas à ce que je faisais parce qu’à Hollywood se répétait la même erreur : les patrons de la MGM recommencèrent à se tromper de distribution et tentèrent de faire de moi un jeune premier romantique, un « latin lover » dans le sens traditionnel et conventionnel du mot, erreur d’autant plus évidente que j’avais alors trente ans. Je fis ainsi des films absurdes comme Sombrero22 ou Rhapsodie23 de Vidor avec Elizabeth Taylor – en somme un métier dans lequel on s’avilit de temps en temps. La parenthèse américaine fut donc désastreuse et cela m’aida à m’en sortir : après deux ans, on ne savait plus quoi faire de moi, aussi le contrat fut rompu. Presqu’aussitôt commença ma vraie carrière cinématographique avec Le Pigeon24. J’ai toujours déclaré que j’avais une dette très particulière envers Monicelli parce qu’il soutint une bataille assez dure avec la production pour m’imposer dans le film. D’un côté, j’étais un acteur théâtral consacré – j’avais fait un Hamlet important dans la chronique théâtrale italienne, le premier Hamlet jeune –, j’étais le numéro un de la nouvelle génération ; de l’autre, j’avais tenu au cinéma des rôles dans lesquels je m’étais prostitué. Pourquoi donc me confier un rôle comique ? Les producteurs ne voulaient rien savoir, même Cristaldi25 qui est un homme intelligent. Monicelli se battit beaucoup, il m’avait vu au théâtre – il était alors un des rares metteurs en scène de cinéma qui allait au théâtre – dans diverses choses comiques parmi lesquelles I tromboni de Federico Zardi, une comédie dans laquelle j’interprétais neuf personnages, une galerie de monstres, une anticipation théâtrale des Monstres26 de Risi. Monicelli était donc convaincu que je pouvais tenir un rôle comique ; finalement il réussit à m’imposer, il modifia mes caractéristiques somatiques et changea mon visage pour que je devienne un acteur comique protégé par un masque. À l’époque, j’étais populaire auprès de l’étroit public théâtral italien mais, même auprès de celui-ci, j’avais envie d’être un bon acteur, mais aussi très rigide, très distant : je jouais Oreste, Prométhée, pas une personne à rencontrer dans la rue. Pour m’aider à changer, Monicelli modifia ma physionomie : oreilles décollées, nez épaissi, front abaissé, il fit de moi un caractère. Le film fut un énorme succès, et un peu une ouverture pour tout un genre du cinéma italien. Le Pigeon, dans sa petite dimension – ce n’est pas la Bible – a été important pour le cinéma comique italien. Là a commencé ma carrière, l’année suivante, j’ai tourné, toujours avec Monicelli, La Grande Guerre27, qui obtint le Lion d’or à Venise. J’ai donc été classé acteur comique. La situation s’est inversée : de cette époque jusqu’à Parfum de femme28, je n’ai plus eu la possibilité d’interpréter au cinéma un rôle dramatique. Le cinéma – le cinéma italien en particulier – tend à classer les acteurs. Pour l’essentiel, le cinéma italien s’est appuyé non sur des acteurs, dans le sens spécifique du mot, mais sur des metteurs en scène et quelques comédiens aux caractéristiques bien définies. L’acteur professionnel complet doit pouvoir tenir différents rôles, mais dans la mentalité cinématographique italienne, il est très rare que l’on puisse se déplacer d’un genre à l’autre.

 

C’est dans cette période que vous avez commencé à travailler avec Dino Risi ?

Après Monicelli, la seconde rencontre heureuse après tant de malheureuses dans ma carrière cinématographique fut celle avec Risi – la rencontre la plus importante globalement jusqu’à aujourd’hui. Mon premier film avec Risi fut L’Homme aux cent visages29, un film fait avec de petits moyens mais très divertissant, le scénario était excellent, plein d’inventions. Après quelques années, j’ai tourné coup sur coup La Marche sur Rome30 et Le Fanfaron31. Personnellement, je considère ce dernier film comme le meilleur résultat que j’ai obtenu dans le cinéma. En laissant de côté le fait de savoir si le film est bon ou mauvais – je crois qu’il s’agit d’un bon film, un film très sincère qui donnait un panorama de l’Italie de cette époque, l’odeur de l’Italie, il y avait un « parfum » également dans ce film-là, l’Italie du « boom », de l’euphorie, avec par-derrière une légère sonnette d’angoisse, voilà ce qu’était le cocktail du film – Le Fanfaron fut important pour moi parce que pour la première fois, je composais un personnage de totale désinvolture, de total naturel, sans même les oreilles décollées, tel que j’étais, avec une certaine observation du détail qui n’est pas ma qualité fondamentale – un personnage totalement cinématographique sans aucune réserve vis-à-vis de mes sources théâtrales.

La rencontre avec Risi fut la plus importante jusqu’à aujourd’hui

Avec Risi, je citerais encore – sur mes quatre-vingts films, je crois que je n’en sauverais pas plus de dix, cinq ou six avec chaleur, trois ou quatre avec moins de chaleur – Les Monstres, qui est un film important dans son étrangeté même, dans son décalage de ton : le sketch final de la boxe est vraiment extraordinaire comme récit cinématographique. Puis a commencé l’exploitation du Gassman comique dans une série de films à succès, plus ou moins réussis mais qui n’avaient pas la force d’originalité du Fanfaron, par exemple Le Succès32, L’Homme à la Ferrari33 ou Le Prophète34. Pour arriver à un autre film original, je crois qu’il faut citer L’Armée Brancaleone35, un nouveau travail avec Monicelli. C’était un retour à la clé expressionniste, théâtrale, le personnage a collé à ma peau – en Italie, il a beaucoup frappé l’imagination des enfants –, un personnage de fable que je me suis beaucoup amusé à interpréter. Mais c’était un film sérieux sous son apparente facilité, même son curieux langage était un fait de culture. Lorsqu’il fut présenté à Cannes, il ne fut pas compris, c’était un film difficile à traduire. De plus, l’œuvre profita d’une des dernières collaborations de Piero Gherardi comme décorateur et costumier. En Italie, le succès du film a été énorme.

Je considère Le Fanfaron comme le meilleur résultat que j’ai obtenu dans le cinéma

Le scénario du second film, Brancaleone s’en va-t-aux croisades36 était encore meilleur que celui du premier, mon personnage était plus approfondi, plus sérieux, il y avait de petites veines de métaphysique grotesque : Brancaleone luttait avec la mort, un homme avec une faux. Cependant, selon moi, la veine de la mise en scène – si je peux dire d’un ami, d’un maître comme Monicelli que je respecte beaucoup – était moins heureuse que dans le premier. La bande-son était trop dense et un peu incompréhensible. Le film a eu moins de succès que le premier. De toute façon, c’est un de mes films à sauver.

 

Au cours de ces années et tout récemment, avec Nous nous sommes tant aimés, vous avez également travaillé avec Ettore Scola.

Voilà la troisième personne du cinéma avec laquelle j’ai eue des rapports fertiles. Mis à part le fait que Scola est un de mes meilleurs amis – une personne que j’aime et que j’admire beaucoup –, je considère que c’est un des rares intellectuels engagés italiens de totale bonne foi, de grande cohérence et qui a eu un développement graduel dans le domaine de la rigueur. Par ailleurs, il est encore jeune, il a dix ans de moins que moi, il doit encore grandir et il grandira. Il a écrit le scénario du Fanfaron, un travail très précis, puis il a fait ses premiers films avec moi, des films qui appartiennent à la période où l’on exploitait le Gassman comique : Parlons femmes37, Belfagor le Magnifique38. Puis Scola, petit à petit, a commencé à suivre une autre route, il a tourné Voyage dans le Fiat-nam39 et nous nous sommes retrouvés sur Nous nous sommes tant aimés40 qui est selon moi un très beau film : il a obtenu un très grand succès critique, commercial et « idéologique ». Ce film, en revenant à un discours historique, donne vraiment un panorama assez ample et sincère d’une certaine situation italienne : le film a touché aussi bien des gens de ma génération qui se sont revus, que les gens de la jeune génération qui ont compris un certain nombre de choses. Pour revenir en arrière, après mon film Sans famille, sans le sou, en quête d’affection41, j’ai traversé deux années sombres pendant lesquelles je n’ai tourné que deux films, en 1972, La Tosca42 de Magni et Mais qu’est-ce que je viens foutre au milieu de cette révolution43 ?, de Sergio Corbucci, un film dans lequel je ne me sentais pas bien : le scénario était approximatif, nous avons dû continuellement improviser sur le plateau et pas toujours de façon heureuse. Après quoi, pendant deux ans, on ne m’a rien offert. Je commençais à croire que ma carrière était terminée, je pensais cela même d’un point de vue philosophique : un jour ou l’autre cela peut arriver dans le cinéma ; après tout, ça irait bien quand même, il y a d’autres choses à faire dans la vie. J’ai traversé une année dans laquelle j’ai eu la tentation d’accepter des choses qu’on m’offrait à un niveau trivial : j’ai résisté et j’ai été récompensé par l’arrivée du film de Scola, et du film de Risi, Parfum de femme, deux films que j’ai fait dans des conditions financières très basses, un peu parce que le film de Scola était une entreprise très coûteuse, à laquelle nous avons tous collaboré sur ce plan, un peu parce que ma cotation à la bourse cinématographique était tombée. Les deux films ont bien marché : le cinéma est beau pour cela, c’est un peu un jeu en bourse, une loterie.

 

Et votre rôle dans L’Audience44, de Marco Ferreri ?

C’était un film intéressant mais pas complétement réussi : l’idée était belle, une idée de Ferreri et d’Azcona45, avec des choses intelligentes mais aussi des faiblesses ; le film pouvait être meilleur, l’idée de départ portait plus avant. Marco est un cheval étrange et bizarre ; un homme d’une grande intelligence, divertissant, un grand histrion, un terrible menteur, un des hommes actifs, vivaces, de notre cinéma.

 

 

ROSSELLINI ET DE SICA

Pour revenir en arrière, au début des années soixante, vous avez joué dans des films de De Sica et Rossellini.

Âme noire46 a été une expérience négative, vraiment négative. Je dois dire que Rossellini est pour moi une des grandes figures du cinéma italien. Désormais, il a pratiquement abandonné le champ du cinéma pour se dédier à une activité culturelle et didactique à la télévision. Il n’en demeure pas moins l’un des grands maîtres du cinéma italien : au fond, le néo-réalisme ça a été essentiellement lui et peut-être De Sica dans une autre clé. Visconti, qui a eu une énorme importance, était déjà à l’opposé du cinéma réaliste, il pratiquait un cinéma très élaboré ; presque expressionniste : même La terre tremble47 est un film très élaboré, très raffiné. Dans un sens étroit, le néo-réalisme, c’est surtout Rossellini. Malheureusement, j’ai travaillé avec lui une fois seulement et dans un film décadent qu’il n’avait pas envie de faire. Parfois, il ne venait même pas sur le plateau et nous disait : « Vous avez des qualités, je vous laisse seuls, ce sera mieux si je n’y suis pas. » Rossellini est ainsi, nous retrouvons une remarque précédente : c’est un autre de ces hommes qui préfèrent certaines valeurs de la vie à celles du travail chaque fois que le travail ne mérite pas d’être privilégié par rapport à la réalité. Donc Âme noire est vraiment un film raté, un film médiocre. Malheureusement aussi avec De Sica, la rencontre a été très limitée, un épisode de cinq minutes dans Le Jugement dernier48 – tout le film était une série d’épisodes – une œuvre au fond pas très réussie. Je n’aurais pas pu rencontrer De Sica dans ses bons films qui étaient précisément ceux sans acteurs professionnels, Le Voleur de bicyclette49, Umberto D.50 Heureusement, il y avait une grande amitié entre De Sica et moi, il suivait beaucoup mon travail théâtral, il m’aimait et ce fut une grande douleur que de le perdre. Je crois qu’avec de grands hauts et bas, que lui-même connaissait, il est une grande figure de notre cinéma.

 

Nous nous sommes tant aimés lui est dédié…

Cela est juste parce que la clé du sentiment qui donne son ton à la recherche historique contenu dans le film coïncide avec De Sica : c’était la personne la plus indiquée pour une dédicace. Scola a une moralité authentique, aussi bien dans ses rapports privés que dans sa vision des faits sociaux : c’est un homme dont l’engagement politique est cohérent et je l’admire beaucoup pour cela, surtout dans une époque où l’on fait tant de discours et où les idéologies servent souvent d’alibi pour masquer beaucoup de choses. Chez lui, l’idéologie est absolument assimilée et il paye de sa personne, il est capable de rester deux ans sans faire de film si ce qu’on lui propose ne correspond pas à ses idées et ses intentions. Je sais qu’en ce moment, dans l’attente d’un autre film important qu’il mettra deux ans à réaliser parce qu’il est très lent dans la préparation, il veut faire une autre expérience dans le genre de Voyage dans le Fiat-nam, un film sur les bidonvilles de la banlieue romaine51.

Un des mérites du cinéma italien est de donner à comprendre la société italienne

Scola développe son discours de façon très précise et avec une grande honnêteté. Je crois que l’idée de dédier Nous nous sommes tant aimés à De Sica lui est venue pendant que l’on tournait. Toute la partie du film en relation avec le cinéma s’est développée peu à peu parce que Scola a vu que le cinéma servait très bien de révélateur vis-à-vis de la réalité ; à travers les passages qui font allusion à De Sica, à Fellini, à un style d’interprétation antonionien, apparaît de façon synthétique le cadre des articulations historiques de notre pays depuis la fin de la dernière guerre. Je crois que c’est vraiment un des mérites du cinéma italien que de donner à comprendre la société italienne et cela à travers cette extraordinaire voie indirecte que sont les films, et même les films de divertissement. L’intégration de thèmes sérieux dans le divertissement est quelque chose de fondamental : le cinéma doit toucher un grand public, s’il n’y parvient pas, il n’est d’aucune utilité pour les idées qu’il propose. Le cinéma n’est pas un art pur, c’est un art conditionné par la société, par la vie collective, par l’argent. En ce sens, même les festivals si contestés ont leur raison d’être, ils sont un des aspects d’un récipient qui contient des ingrédients multiples.

 

 

GASSMAN CINÉASTE

À côté de vos mises en scène de théâtre vous avez également mis en scène trois films.

J’ai signé trois films mais en réalité, j’en ai fait un seul. Les deux premiers correspondent à deux situations particulières. J’avais interprété au théâtre Kean, le drame de Dumas dans l’adaptation de Sartre, avec un grand succès pendant deux ans. Cristaldi eut l’idée de porter ce spectacle à l’écran. J’ai tourné le film en dix-neuf jours en reprenant de grandes séances scéniques, sans extérieur. Le film reste très marqué par son origine théâtrale : seule la distribution a été un peu modifiée dans une perspective cinématographique. Réalisé en très peu de temps, le film a représenté un gros travail : j’ai été aidé par deux assistants, Francesco Rosi et Giulio Questi, et par Gianni Di Venanzo à qui je dois une très belle photographie. Le résultat, c’est un film non méprisable, à mi-chemin entre le théâtre et le cinéma, et qui obtint un certain succès auprès du public. Sur ce film, Rosi a été quelque chose de plus qu’un assistant, c’était un collaborateur, un coréalisateur ; nous avons dirigé le film ensemble. À cette époque, il n’avait pas encore tourné son premier film et, naturellement, il ne voulait pas faire ses débuts avec un film qui était mien de façon marquée et qui l’aurait été même s’il avait fait la mise en scène tout seul, tant était importante la présence de ce personnage d’acteur.

La seconde expérience, L’Alibi52, est un film curieux, un film fait en famille que j’ai signé avec de vieux amis d’enfance, Luciano Lucignani53, qui a été mon collaborateur sur beaucoup de choses théâtrales, et Adolfo Celi54. Nous avons fait un film fortement autobiographique ; à sa manière, c’est un film historique : Nous nous sommes tant aimés a été comparé à L’Alibi car, là aussi, on voit certains aspects de la vie italienne à travers les histoires de trois amis. Le film est composé de trois histoires indépendantes qui de temps en temps se rencontrent. Dans la scène finale, la plus efficace, la plus typique – nous l’avons tournée chez moi dans la grande maison que j’avais sur l’Aventin – nous étions assis tous les trois dans des fauteuils avec trois caméras – plus une quatrième pour les plans d’ensemble –, et chacun de nous avait une certaine quantité de pellicules à sa disposition ; quand il voulait parler, il faisait un signe et la caméra commençait à filmer. Nous avons parlé pendant deux heures, complétement ivres en nous insultant et en nous aimant. Il en est sorti quelque chose de clos, un film expérimental qui d’ailleurs n’a pas encaissé beaucoup d’argent. En somme, il s’agit d’un film très spécial et je considère que Cristaldi a été généreux de nous donner les moyens de faire cette expérience. Le film a suscité une certaine attention de la part de la critique.

Je considère que mon vrai premier film a été Sans famille, sans le sou, en quête d’affection. C’est l’histoire, dans un registre de fable reprenant son titre directement du roman mélodramatique d’Hector Malot (en le modernisant), d’un enfant trouvé qui cherche sa mère alors qu’il a quarante ans et qui rencontre mon personnage, un homme de cirque faisant des tournées dans les campagnes, un fou, un prestidigitateur, un rhéteur, une espèce de Brancaleone des pauvres, hâbleur et populaire. Le film devient l’histoire d’une amitié impossible entre deux épaves humaines : au cours du voyage à la recherche de la mère de l’enfant trouvé, ils vont à Rome et vivent une série d’aventures où leur ingénuité de personnages de fable se heurte à la réalité d’une jungle, d’une ville monstrueuse comme Rome. Le film que j’ai écrit avec les meilleurs scénaristes du cinéma italien, Age et Scarpelli55, a eu une bonne critique et beaucoup de succès auprès du public – un milliard et demi de recettes, ce qui est un bon résultat, surtout que le film a coûté très peu cher. J’ai tiré beaucoup de satisfactions de ce film et j’espère recommencer l’expérience. Il entre dans mes plans de faire un autre film mais je n’ai pas encore d’histoire et je ne suis pas pressé. Il n’y a pas de doute que dans le cinéma, la chose la plus intéressante, la partie créative, c’est la mise en scène.

 

Dans votre manière de jouer, vous avez déjà une certaine intervention dans le domaine de la mise en scène.

Il est fatal qu’un acteur d’un certain poids conditionne un peu la mise en scène. Je suis un homme envahissant et assez agressif, j’ai mauvais caractère. Cependant, du point de vue professionnel, je suis très discipliné. Je le suis de deux manières différentes : si je me trouve avec un metteur en scène en qui j’ai confiance, je suis discipliné de manière totale et active, je propose des choses mais je fais ce que l’on me dit de faire. Il y a un autre type de discipline qui dérive de la méfiance totale : j’exécute alors comme un robot sans rien apporter de personnel – cela s’est produit souvent. Tout dépend de mon rapport avec le personnage que j’interprète et le cinéaste qui me dirige.

Je suis un homme envahissant et assez agressif, j’ai mauvais caractère

Avec Risi et Monicelli, mais surtout avec Risi, je crois avoir inventé de nombreuses choses dans les films que nous avons tournés ensemble ; dans une petite part, je me considère un peu comme l’auteur, le collaborateur direct, cela rend le travail beaucoup plus fascinant. Cela se vérifie avec des acteurs comme Manfredi, Tognazzi, Sordi, ce dernier ne tournant plus maintenant que des films qu’il dirige lui-même. C’est une évolution naturelle.

 

Comment concevez-vous l’approche de vos personnages ?

En vérité, si je veux être sincère, sinon, il est inutile de parler, nous ne pensons jamais aux personnages. Je crois qu’Ugo Tognazzi dans un moment de sincérité dirait la même chose et Dino Risi aussi. Nous n’étudions jamais, surtout quand nous avons confiance dans le metteur en scène, quand nous savons que la barque est bien conduite. On invente jour après jour ; d’abord c’est plus amusant, ensuite on obtient de meilleurs résultats parce qu’on ne se raidit pas trop. Je ne me souviens pas d’avoir étudié un scénario, un personnage cinématographique ; c’est une approche totalement différente de celle que j’emploie au théâtre où, au contraire, je suis un perfectionniste maniaque. Au cinéma, je cherche à en savoir le moins possible, connaissant seulement l’air du film, le type du sujet… Par exemple, je ne vais jamais voir les rushes parce que d’une certaine manière, je sais que la chose dépend de toute façon du metteur en scène et puis il y a un quid d’a posteriori qu’il ne faut pas gaspiller : le cinéma est aussi un peu une roulette. De plus, comme j’ai peur qu’apparaisse ma nature théâtrale, trop méthodique pour le cinéma, je cherche à être un peu plus « débraillé » que je le suis en réalité. Même le personnage de Parfum de femme a été fait avec beaucoup de facilité : le film se rattache un peu au Fanfaron et figure parmi les bons résultats de ma carrière. Nous avons fait Parfum de femme avec beaucoup de sérieux – nous avons passé une journée dans un institut d’aveugles, nous avons parlé à deux ou trois d’entre eux, des gens intelligents, cultivés ; nous avons vu les choses essentielles du comportement. Sur le plateau, nous avons commencé à tourner avec la grande harmonie qu’il y a entre Risi et moi, une entente de caractère sportif comme entre un avant-centre et un demi qui se retrouvent facilement.

Pour le cinéma, je cherche à être un peu plus « débraillé » que je le suis en réalité

De fait, pendant qu’on tourne, des choses étranges se produisent : sans parler, Risi peut me faire comprendre ce qu’il veut ou moi inventer des choses et lui demander si cela convient ou s’il faut changer : il y a ainsi un langage entre nous. Par exemple, dans le Fanfaron, que nous avons tourné en six semaines et demi sans même nous en apercevoir, il y avait un très bon scénario de Scola et Maccari, pourtant nous avons inventé au moins 30 % des choses sur le plateau et même certaines scènes qui ont été remarquées : par exemple lorsque je danse immodestement et que je fais un peu sentir mon sexe à la jeune fille, il s’agit d’une invention venue au tournage en guise de plaisanterie : Dino m’a dit que c’était très bien et il l’avait déjà filmée. De même le boxeur sonné des Monstres, c’est aussi une invention. Là se situent les petits avantages de ce système de tournage totalement libre : certes dans Parfum de femme, nous étions moins libres, l’histoire était délicate, nous avons été attentifs au scénario mais sans une attitude de type « Actors Studio », attitude qui ne m’est pas congénitale. J’aime de plus en plus l’improvisation – certes en la faisant mûrir. Même au théâtre, par exemple dans ma dernière pièce O Cesare o nessuno, j’introduis une grosse part d’improvisation, des espaces ouverts dans lesquels chaque soir je change non seulement des répliques mais même des situations en fonction de différentes attitudes vis-à-vis du public. L’improvisation donne un air de vérité, de fraîcheur au film : comme le théâtre, le cinéma est un reflet de la vie, cependant, c’est un reflet de la vie contingente, de la vie de tous les jours, tandis que le théâtre donne une idée toujours emblématique, symbolique, éternelle de la vie. Les approches sont différentes : la difficulté pour un acteur de théâtre de devenir un acteur de cinéma est énorme, il s’agit de changer radicalement de comportement. L’attitude d’un acteur de théâtre est active, il a dans les mains le timon et il doit attaquer. Au cinéma, l’acteur joue en défense, il exerce un métier passif, activement passif. La difficulté réside dans la nécessité de se laisser voir par la caméra, par les spectateurs, par les autres personnages, en faisant le moins de choses possibles.

 

Vous reconnaissez vous dans le personnage de Parfum de femme ?

Je pense que le personnage a de petits éléments d’universalité ; c’est pour cela qu’il arrive à toucher ; plus que l’histoire d’un aveugle, c’est l’histoire d’un homme seul et d’un homme fragile qui croit être fort. La cécité n’est qu’un prétexte, le personnage aurait aussi bien pu être un « voyant ». Le problème était de faire un aveugle non désagréable et même, tout compte fait, sympathique à cause de sa faiblesse masquée d’agressivité. Dans ce sens, je crois que le personnage me ressemble un peu ; au fond, je suis un vieux timide qui a surmonté sa timidité. Pour moi le métier a été vraiment une thérapeutique, il m’a guéri des complexes que nous avons tous, d’une certaine rigidité de nature ; le métier m’a obligé à m’exposer et donc à me faire une cuirasse et à créer une manière de concevoir le travail qui est agressive : je travaille toujours à contre-pied. Dans mon dernier spectacle joué pendant six mois, l’agressivité a atteint son point maximum. Ce spectacle était très révélateur de ma manière de concevoir le théâtre, indirectement le cinéma, et aussi la vie : le résultat était extrêmement agressif. De fait, ce spectacle a suscité une vague de polémique et on en a parlé durant une année. J’ai repris le personnage de Kean, cependant pas celui feint, amusant mais feint, de Dumas, mais le vrai, tel qu’on peut s’en faire une idée à partir des biographies. On a alors un personnage tragique, l’opposé de celui de Dumas. De cette opposition, m’est venue l’idée de bâtir un spectacle sur trois plans : d’un côté, il y a des traces du mythe de Kean, beau, vainqueur, tombeur de femmes, de l’autre, il y a la biographie authentique qui est une histoire de solitude : Kean a été un génie que l’on a comparé jusqu’à Napoléon – en somme une continuelle opposition entre l’autel et la poussière et une dissolution lente, même sur le plan physique, puisqu’il est mort de maladie à 46 ans. En confrontant la légende et la vérité, l’idée m’est venue – le troisième plan et la raison d’être du spectacle – d’introduire une discussion sur l’acteur en général, c’est-à-dire pas seulement sur Kean et le xixe siècle anglais, mais sur le sens du théâtre et de l’acteur aujourd’hui en Italie. Il y avait donc une sorte de table ronde dramatisée dans laquelle on parlait du théâtre italien en citant même les noms : là, il y a eu une corrida et un hara-kiri qui ont suscité d’énormes polémiques. Tout cela a fait fonctionner le spectacle.

Au fond, je suis un vieux timide qui a surmonté sa timidité

Ce fut un grand succès, et l’on en beaucoup parlé en Italie. Le résultat scénique était quelque chose d’une violence irréfrénée ; moi, j’étais souvent ivre comme Kean, pas pour faire un Kean en retard, mais parce que j’ai cherché une clé analogue à L’Alibi – une autre opération de totale sincérité impudique – et cela plaisait au public. Le spectacle a provoqué un choc qui était ce que je recherchais. À un certain âge et surtout en faisant un métier basé sur le mensonge, on commence à tomber amoureux de la vérité. Mon vrai hobby actuel est de dire la vérité, c’est un hobby très coûteux ; de fait désormais, j’ai peu d’amis, seulement beaucoup de connaissances et j’ai des rapports difficiles avec presque tout le monde. Cependant, je m’amuse follement à dire la vérité à tout prix.

Cannes, 1975

 

 

1. Giorgio Strehler (1921-1997) est avec Peter Brook et Peter Stein l’un des metteurs en scène de théâtre les plus connus en Europe. Il a monté Shakespeare, Bertolt Brecht et Goldoni. Il a aussi travaillé pour l’opéra. Artiste engagé, il a été sénateur communiste et député européen.

2. Orazio Costa (1911-1999), metteur en scène professeur de théâtre, il fut à ses débuts, assistant de Jacques Copeau.

3. Ermete Zacconi (1857-1948), grand comédien de théâtre, il a interprété Shakespeare, Ibsen, Strindberg…

4. Ruggero Ruggeri (1873-1953), homme de théâtre et de cinéma, il excellait dans les interprétations de Pirandello.

5. Renzo Ricci (1899-1978). Sa performance sur scène dans Le Long Voyage dans la nuit lui valut en 1957 le prix San Genesio. Il a également joué le rôle de Garibaldi dans Viva l’Italia de Roberto Rossellini (1961).

6. Memo Benassi (1886-1957), comédien inconstant dans ses performances, il a beaucoup joué Shakespeare.

7. Preludio d’amore, réal. Giovanni Paolucci, 1947.

8. L’une des plus anciennes distinctions du cinéma Italie, créée en 1953. Vittorio Gassman l’a obtenue en 1957 pour son interprétation dans Kean dont il avait également assuré la mise en scène.

9. Premier film tourné par Gassman, en 1946.

10. La figlia del capitano, réal. Mario Camerini, 1947.

11. Riso amaro, Giuseppe De Santis, 1949.

12. Carlo Lizzani (1922-2013) : acteur, réalisateur, scénariste et producteur, il fut le directeur de la Mostra de Venise de 1979 à 1982.

13. Gianni Puccini (1914-1968), réalisateur d’une petite vingtaine de film du début des années 50 à la fin des années 1960 et scénariste.

14. L’ebreo errante, Goffredo Alessandrini, 1948.

15. Lo sparviero del Nilo, Giacomo Gentilomo, 1950.

16. Ho sognato il paradiso, Giorgio Pàstina, 1950.

17. Il leone di Amalfi, Pietro Francisci, 1950.

18. Il sogno di Zorro, Mario Soldati, 1952.

19. I fuorilegge, Aldo Vergano, 1950.

20. Anna, Alberto Lattuada, 1951.

21. La tratta delle bianche, Luigi Comencini, 1952.

22. Sombrero, Norman Foster, 1953.

23. Rhapsody, Charles Vidor, 1954.

24. I soliti ignoti, Mario Monicelli, 1958.

25. Franco Cristaldi (1924-1998), producteur du Kean réalisé par Gassman en 1956, mais aussi de Visconti (Sandra, 1965), Kalatozov (La Tente rouge, 1969), de Rosi (L’Affaire Mattei, 1972), de Fellini (Amarcord, 1973) ou de Jean-Jacques Annaud (Le Nom de la Rose, 1986).

26. I mostri, Dino Risi, 1963.

27. La grande guerra, Mario Monicelli, 1959.

28. Profumo di donna, Dino Risi, 1974.

29. Il mattatore, Dino Risi, 1960.

30. La marcia su Roma, Dino Risi, 1962.

31. Il sorpasso, Dino Risi, 1962.

32. Il successo, Mauro Morassi et Dino Risi, 1963.

33. Il tigre, Dino Risi, 1967.

34. Il profeta, Dino Risi, 1968.

35. L’armata Brancaleone, Mario Monicelli, 1966.

36. Brancaleone alle crociate, Mario Monicelli, 1970.

37. Se permettete parliamo di donne, Ettore Scola, 1964.

38. L’arcidiavolo, Ettore Scola, 1966.

39. Trevico-Torino – Viaggio nel Fiat-Nam, Ettore Scola, 1973.

40. C’eravamo tanto amati, Ettore Scola, 1974.

41. Senza famiglia, nullamenti cercano affetto, Vittorio Gassman, 1972.

42. La Tosca, Luigi Magni, 1973.

43. Che c’entriamo noi con la rivoluzione?, Sergio Corbucci, 1972.

44. L’udienza, Marco Ferreri, 1972.

45. Rafael Azcona (1926-2008) a signé environ quatre-vingt-dix scénarios pour le cinéma. Il a essentiellement travaillé avec Marco Ferreri et le réalisateur espagnol Carlos Saura.

46. Anima nera, Roberto Rossellini, 1962.

47. La terra trema, Luchino Visconti, 1948.

48. Il giudizio universale, Vittorio De Sica, 1961.

49. Ladri di biciclette, Vittorio De Sica, 1948.

50. Umberto D., Vittorio De Sica, 1952.

51. Ce sera Affreux, sales et méchants (Brutti, sporchi e cattivi, 1976).

52. L’alibi, Vittorio Gassman, Adolfo Celi, Luciano Lucignani, 1969.

53. Metteur en scène, réalisateur et scénariste, Luciano Lucignani (1922-2008) est aussi l’auteur de nombreuses contributions pour des programmes culturels de la Rai.

54. Adolfo Celi (1922-1986), superbe acteur comique que l’on peut voir dans L’Homme de Rio ou Le Roi de cœur de Philippe de Broca, ou dans le deuxième volet de Mes chers amis de Mario Monicelli.

55. Age et Scarpelli est le pseudonyme désignant le tandem des scénaristes Agenore Incrocci (1919-2005) et Furio Scarpelli (1919-2010). Incrocci fut le co-auteur de Le Bon, la Brute et le Truand, de Sergio Leone. Mais il a aussi signé les scénarios du Pigeon, de plusieurs Totò, ou, pour Risi, des Monstres, d’Au nom du peuple italien ou du Fou de guerre. Scarpelli a quant à lui écrit pour Scola (La Terrasse, Le Bal).