Ces deux extraits d’une interview télévisée de Robert Evans, évoquant Robert Redford et Francis Ford Coppola, datent de 1977. Ils donnent le ton des Mémoires du légendaire producteur de la Paramount, dont les succès au box-office dans les années 1970 (Le Parrain, Chinatown, Marathon Man, Love Story…) furent à peu près aussi nombreux que ses conquêtes.
Robert Redford / Gatsby le Magnifique
« Je voulais absolument Jack Nicholson pour jouer le rôle de Gatsby. Mais il demandait une somme énorme pour faire le film. Et puis personne ne croyait à une adaptation de Gatsby, on imaginait que ce serait trop intellectuel, que l’univers de Scott Fitzgerald n’attirerait pas le public. Ali McGraw devait jouer Daisy1 et a accepté de ne rien toucher, sinon un pourcentage sur les recettes. Robert Redford voulait tellement faire ce film que son agent faisait un forcing du diable au téléphone. Redford aussi était d’accord pour ne toucher qu’un intéressement. J’avais certes deux têtes d’affiche pour rien, seulement Redford n’était pas le bon choix dans le rôle de Gatsby. Au moment où il a signé son contrat, il était en train de devenir une grande star et était devenu très populaire au moment de la sortie de Gatsby. N’empêche qu’il n’était pas un bon choix. Peut-être aurait-il formé un duo intéressant avec Ali MacGraw, mais Redford est trop lisse. Je pense qu’il aurait dû se contenter de jouer Nick Carraway2.
Nous avons fait avec. J’avais une contrainte de budget, je n’ai pas réussi à convaincre Jack Nicholson de revoir son tarif à la baisse. Je crois qu’il demandait à l’époque un demi-million de dollars, et je ne pouvais pas me permettre de dépenser une somme pareille, nous aurions alors dû revoir nos ambitions concernant certaines scènes que nous souhaitions tourner.
J’ai été déçu par Redford. Je suis un mauvais homme d’affaires, plutôt naïf et cela me fait parfois souffrir. Robert est venu à une projection du film à mon bureau. Il a fait la promesse au réalisateur, Jack Clayton, qu’il serait présent à la première de Gatsby. Comme il me l’avait faite également durant le tournage. Mais apparemment, il n’a pas apprécié le film. Il n’est finalement pas venu à cette première et a préféré ce soir-là aller au Madison Square Garden voir un match de basket des Knicks. J’étais vraiment furieux contre lui car nous avions fait les choses en grand, invité une foule de journalistes et de critiques.
Environ six mois après cet épisode, je faisais une causerie à l’université de New York, et quelqu’un a demandé quelles étaient les personnalités les plus sexys du monde du cinéma. Les noms de Warren Beatty, Paul Newman, Jack Nicholson et Al Pacino ont été cités. On m’a demandé : ‘‘Et Redford, alors ?’’ Et j’ai répondu : ‘‘Robert Redford n’est pas pour moi ce qu’on peut appeler un acteur sexy. Il est tellement bien maquillé, précis, je me demande même s’il lui arrive de transpirer. Et il ne donne pas l’impression de ressentir grand-chose lorsqu’il embrasse une fille. On a même plutôt l’impression qu’il s’embrasse lui-même !’’ Problème : quelqu’un de la rédaction de People Magazine se trouvait dans la salle. Et en a évidemment tiré un article… Redford n’a pas beaucoup apprécié, vous vous en doutez (sourire). Nous ne nous sommes pas parlé depuis. Mais si un bon script se présentait, je suis tout prêt à retravailler avec lui. Je le respecte en tant qu’acteur, j’espère que lui me respecte en tant que producteur. »
Francis Ford Coppola / Le Parrain
« Je me suis totalement investi dans Le Parrain, dans le développement de ce projet. C’est moi qui ai trouvé Mario Puzo, qui lui ai donné 5 000 dollars pour un premier script d’une trentaine de pages. Nous avons travaillé ensemble pour que son livre sorte. Nous en possédions les droits pour 50 000 dollars, et voilà comment nous nous sommes retrouvés avec l’un des projets les plus prometteurs du secteur à l’époque. Francis Coppola a obtenu 6 % d’intéressement. Je ne pouvais pas être producteur exécutif du film, j’ai donc délégué et donné quelques points au producteur que j’ai engagé, ainsi qu’à Mario Puzo. Mais Paramount détenait 84 % du film, ce qui, je crois, n’était encore jamais arrivé à un studio. Les Dents de la mer ont rapporté plus d’argent que Le Parrain mais Paramount, avec de tels droits sur le film, a encaissé bien plus d’argent qu’Universal. Et je n’ai moi obtenu comme prime qu’un nouveau divorce ! Paramount ne m’a rien donné, mais une négociation m’a permis d’obtenir de pouvoir produire quelques films de manière indépendante, ce qui m’a valu certaines jalousies à l’intérieur du studio, d’autant que Chinatown avait obtenu également beaucoup de succès.
Contrairement à ce qui a pu être dit nous n’avons jamais songé à remplacer Francis Ford Coppola par Elia Kazan en cours de tournage. Mais c’est vrai que nous avons songé à le remplacer avant le début de celui-ci. J’ai été très critiqué pour avoir engagé Francis. Il n’avait jusque-là eu aucun succès au box-office, il était criblé de dettes et devait de l’argent à la Warner. Mais pour moi, il était l’homme qu’il fallait. Je tenais absolument ce que Le Parrain soit réalisé par un Italien de la deuxième génération. Je ne voulais surtout pas d’un réalisateur juif. Les Italiens et les Juifs sont, sur certains plans, assez proches mais le problème avec les autres films ayant la Mafia pour sujet, c’est qu’ils ont souvent été réalisés par des metteurs en scène juifs qui engageaient des acteurs juifs. Et je tenais à ce que le film ait une saveur 100 % italienne. Francis et moi avons travaillé dur sur le script. Dès le départ, nous avons rencontré des problèmes de budget. Mais j’ai donné à Francis tout ce qu’il demandait, et l’ai soutenu. Deux semaines après le début du tournage, j’ai reçu des appels de mon producteur, de mon directeur de production et d’Arm Avakian, le monteur. Lors d’un conference call, ils m’ont dit ne pas comprendre ce que fabriquait Coppola, que le film ne pourrait pas être monté. Ce que je voyais des rushes me semblait pourtant parfait. La scène où Michael Corleone tue Sollozo et McCluskey qui est joué par Sterling Hayden venait d’être tournée et on me disait que celle-ci serait impossible à monter. Je me suis fait envoyer le film et j’ai pris tout un week-end pour monter cette scène. Je trouvais le film très bon. Je me demandais donc ce qui clochait, si je ne me trompais pas. Et puis j’ai mené mon enquête et j’ai découvert qu’Aram Avakian cherchait à prendre la place de Coppola, qu’un complot s’était tramé contre lui. J’ai donc fait le ménage autour de Francis, qui était à ce moment-là au bord de la crise de nerfs. Nous avons même failli arrêter le tournage. Si je n’avais pas connu intimement le monde du cinéma, si je n’avais été qu’un cadre exécutif du studio, ne venant jamais sur un plateau, Coppola aurait probablement été limogé. Charles Bluhdorn, le président du conseil d’administration de la Paramount, est venu en personne sur le plateau du Parrain pour apporter son soutien à Coppola, et quand il l’a enlacé, Francis tremblait comme une feuille morte ! N’oubliez pas que la chance n’existe pas vraiment, la chance c’est l’opportunité rencontrant la préparation. Et si je n’avais pas été préparé…
Comme je l’ai dit, Francis était à l’époque à peu près inconnu. Malheureusement, les réalisateurs, à Hollywood, ne sont estimés qu’en fonction de leurs succès commerciaux. Et s’il avait fallu juger à Francis sur ce seul critère, nous n’avions alors pas à faire à Billy Wilder ou Richard Brooks. Francis représentait même l’échec. Mais j’ai opté pour cet échec afin de mener à bien le plus gros projet de Paramount cette année-là. C’était prendre un gros risque.
J’entretiens une relation d’amour et de haine avec Francis Coppola ces dernières années. Il y a peut-être plus de haine que d’amour entre nous, d’ailleurs. C’est un personnage machiavélique, brillant, mais ce n’est pas quelqu’un de méchant.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Jeanneau.
1. Ali MacGraw ayant quitté Robert Evans pour Steve McQueen, c’est finalement Mia Farrow qui jouera Daisy, bien que Faye Dunaway ait aussi cherché à obtenir le rôle.
2. Le narrateur du roman de Fitzgerald, incarné à l’écran par Sam Waterston.